Circulație intelectuală: Franța-România


Du réalisme socialiste français en traduction roumaine:
P. Courtade, P. Daix, P. Gamarra, J. Laffitte, C. Morgan, V. Pozner, A. Stil
 

DANIELA MĂRIUCUȚA
[University of Bucharest & Institut Français de Bucarest]

Abstract:
This article aims to underline the very specific reception that is being made to the french realist socialist novel in translation in Romania between 1948 and 1965. It is a period of numerous political, social and ideological contradictions and changes with an immediate impact on the historical cultural transfers between the two countries, France and Romania. If most cultural connections are cut for political reasons, the realist socialist novel recreates a surprising link. Being, by excellence, the literary product of the Communist bloc, the realist socialist novel proves to be an exportable genre, who seems to have already conquered the french literary field. This argument fascinates the Romanian literary agents and the the french realist socialist novel enjoys a privileged reception, even if for a short moment. The interest of such study consists, therefore, in both the singularity and the symbolic importance of the phenomenon. L. Aragon, P. Courtade, P. Daix, P. Gamarra, J. Laffitte, C. Morgan, A. Stil are received because of their political engagement, of course, but also in gratitude for the service done to the cultural program of the left in the West.

Keywords: translation; French realism socialism; reception; novel; Romania; communism

Rezumat:
Obiectul acestui articol este acela de a înţelege ce fel de receptare i se face romanului realist socialist francez în traducere în România anilor 1948-1965. Este o perioadă traversată de numeroase contradicţii și schimbări politice, sociale, ideologice, care se reflectă asupra transferurilor culturale istorice dintre Franţa și România. Dacă majoritatea legăturilor culturale între cele două sunt întrerupte, romanul realist socialist francez creează o punte de legătură surprinzătoare. Produs literar prin excelenţă al blocului comunist, romanul realist socialist se dovedește un gen exportabil, care pare să fi cucerit și câmpul literar francez. Este, de altfel, argumentul care-i atrage pe agenţii literari români. Acest tip de receptare marchează un moment care nu se va mai reproduce. Interesul unei astfel de analize constă, prin urmare, deopotrivă în singularitatea cât și în importanţa simbolică a fenomenului. L. Aragon, P. Courtade, P. Daix, P. Gamarra, J. Laffitte, C. Morgan, A. Stil sunt receptaţi în numele angajamentului lor politic, dar și în semn de mulţumire pentru serviciul pe care l-au făcut programului cultural al stângii în Occident.

Cuvinte cheie: traducere; realism socialist francez; receptare; roman; România; comunism

Assez longue et constamment renouvelée, la liste des écrivains français nouveaux entrants dans le champ littéraire roumain après 1948 apporte un contrepoids important au programme de traduction des classiques littéraires français dans la période 1948-1965. Souvent prévisible, parfois surprenante, cette liste, qui va de Louis Aragon à André Stil, en passant par des écrivains oubliés aujourd’hui, comme Courtade, Gamarra, Daix, montre une autre face du programme, plus ancrée dans le quotidien éditorial français.

Les circuits de transfert, les rythmes différents, les critères élastiques, l’inconstance expliquent les traductions singulières et donnent plus de couleur au programme de traductions, même si cette couleur n’est pas là pour tenir, mais s’effacera vite, au gré du moment. Beaucoup d’entre ces écrivains ne seront jamais réédités, car l’échec du mouvement communiste à l’Ouest affaiblira à terme l’intensité des transferts d’un côté et de l’autre. D’où cette impression d’hapax et de cassure soudaine qui explique la présence météorique de la grande majorité des nouveaux entrants.

Le choix des auteurs, s’il n’est pas surprenant, il permet d’entrevoir l’itinéraire étonnant de la médiation culturelle en situation d’hétéronomie culturelle forte. Trois sont les circuits d’importation des nouveaux entrants: le circuit des maisons d’édition du PCF, le circuit idéologique, plus intéressé par le sujet du livre que par l’orientation politique de la maison d’édition, et le circuit marginal des curiosités, des raretés étonnantes. Cependant, comme il fallait inventer une tradition à cette importation massive du roman réaliste français, quelques précurseurs sont désignés pour accomplir la tâche. Sont ainsi revisités des auteurs publiés avant 48, qui avaient été à leur époque, dans l’entre-deux-guerres, des nouveaux entrants, cette fois-ci, dans un effort anachronique de récupération: il s’agit d’Henri Barbusse, de Romain Rolland et d’Anatole France.

D’une guerre l’autre, la dimension symbolique de l’engagement politique des écrivains français gagne en profondeur et en importance. Ceci agit en critère préférentiel de choix des écrivains à traduire, et transforme le paysage éditorial roumain de manière catégorique. Que l’engagement à gauche, qui s’accuse après la Deuxième Guerre mondiale, de plusieurs intellectuels français et francophones soit manipulé et utilisé en vue de leur promotion, c’est tout à fait prévisible. De ce point de vue, la période est assez plate, il n’y a pas de vraies «audaces» dans l’activité de traduction en roumain des écrivains contemporains français, qui reçoivent ainsi un permis d’entrée sur la base de leur engagement plus ou moins affiché.

Pourtant, l’engagement politique est une réalité difficilement gérable et complètement révisable, ce qui risque d’entraîner des changements d’avis très désagréables, vu le crédit initialement accordé. La prudence de la part de la critique et des agents littéraires roumains est donc de mise, mais la renommée de certains écrivains français attire trop pour qu’ils soient tout simplement ignorés et un discours négatif ou qui spécule le moment est, dans ces cas-ci, préféré à un manque total de discours. Tel est le cas de Sartre qui, lui, fait figure à part. Ecrivain dont on écrit plus qu’on n’en traduit, Sartre fascine et son engagement déconcerte, car il échappe à l’idéologie marxiste. Du coup, sa renommée attire, mais son attitude changeante n’y est pas pour simplifier la tâche. La quantité d’articles qui lui est consacrée rend compte d’une réception inconstante, en réaction, avec parfois un contretemps fâcheux, à un personnage incommode et capricieux. Malgré sa marginalité, son cas est pourtant révélateur de la complexité des rapports entretenus avec le champ littéraire français, ainsi que d’une gestion qui s’annonce difficile du (phénomène) contemporain.

Or, ce qui intéresse le plus les agents littéraires roumains dans cet échange, c’est justement le fait que le champ littéraire français est parmi les seuls espaces littéraires à l’Ouest à s’essayer dans un genre qui est la marque du bloc communiste et qui en fait sa fierté: le roman réaliste socialiste. Genre dont la définition évolue à l’intérieur du bloc et dont l’acception à l’extérieur, insuffisamment théorisée, reste disputée, le roman réaliste socialiste français jouit pourtant d’une réception privilégiée. Qui plus est, c’est un moment qui ne se reproduira plus par la suite. L’intérêt d’une analyse des représentants du roman réaliste socialiste français diffusés en Roumanie réside autant dans la singularité que dans l’ importance symbolique du phénomène. L. Aragon, P. Courtade, P. Daix, P. Gamarra, J. Laffitte, C. Morgan, A. Stil sont reçus au nom de et grâce à leur engagement politique, mais aussi pour le grand service rendu au programme culturel de la gauche de s’être investi dans ce genre expérimental.

Du coup, cet article est consacré à la présentation d’un groupe de représentants du roman réaliste socialiste français qui bénéficient d’une réception datée, car de passage dans le paysage des traductions littéraires, puisque peu d’entre eux seront traduits ou réédités après 1965. Il sera l’occasion de surprendre ce qui fait la spécificité de la période étudiée.

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Y a-t-il une dimension nationale du réalisme socialiste ou faut-il considérer cette esthétique comme un tout uniformisant, imposé de l’extérieur, un carcan disciplinaire étranger sur la littérature roumaine? Cette question peut s’avérer curieuse en ouverture de cet article qui porte sur les traductions de romans réalistes socialistes français, mais ce n’est qu’en multipliant les points de vue qu’on arrive à saisir le non-fondé ou la banalité de certains propos largement acceptés, qui passent pour des vérités intouchables, dont voici un exemple pris dans les études roumaines consacrées au sujet:

Le modèle unique de littérature, importé chez nous, tout comme dans les autres «démocraties populaires», de l’U.R.S.S., a été, dans son essence, gardé inchangé par l’effort de deux générations d’idéologues (…).1

A-t-il été gardé intact? Et de quel modèle parle-t-on plus précisément? L’affirmation a la solidité imbattable des généralités bien-pensantes qui ne sont, à la limite, ni falsifiables, ni démontrables. Qui plus est, celle-ci en particulier a l’avantage de bénéficier d’une mise en scène dramatique qui lui donne une apparence très convaincante:

Durant les premières années du régime communiste imposé en Roumanie à l’aide des chars d’assaut de l’Armée Rouge, la seule littérature acceptée officiellement et diffusée assidument par tous les moyens imaginables a été celle de «propagande et agitation». Elle avait un répertoire unique, décidé à Moscou et dicté de là2.

Ce n’est en effet pas pour s’y opposer terme à terme (les moyens nous manquent et le sujet échappe à notre propos) que nous entamons notre démarche, mais pour donner à ce genre de propos (qui n’est en rien singulier, cette idée est communément acceptée) un autre horizon. Une discussion autour du réalisme socialiste français, qui n’a été ni imposé à l’aide des chars, ni importé par obligation politique, serait, selon nous, à même d’offrir une autre image du réalisme socialiste en Roumanie (il reste à voir si on peut parler d’un réalisme socialiste roumain). Un critique acrimonieux pourrait nous reprocher, et à juste titre, de mettre dans la balance des situations incomparables: l’hétéronomie qui domine le champ littéraire roumain n’est en rien comparable à l’autonomie du champ littéraire français où plusieurs courants et esthétiques se côtoient et se font concurrence et où le réalisme socialiste n’est qu’un courant parmi d’autres et, qui plus est, pas exactement des plus centraux. Evidemment, ce n’est pas une visée comparative que nous ambitionnons.

Cependant, l’analyse de la réception d’un corpus de romans réalistes socialistes français nous permet de voir l’espace hétéronome (celui roumain, en occurrence) confronté à des produits issus de l’espace autonome (celui français) qui ont justement ceci de spécifique d’être conformes à l’esthétique qui est de règle dans l’espace hétéronome. Du coup, l’adaptation de ce courant à la normalité3 du milieu littéraire français encourage une discussion sur la dimension nationale du réalisme socialiste et donne occasion à un retour différent sur le fonctionnement de l’hétéronomie littéraire confrontée à des produits culturels issus d’espaces non contrôlés politiquement.

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Quel est plus exactement ce corpus de traductions? Dans le grand corpus des nouveaux entrants, qui va d’Aragon à A. Stil, nous avons retenu uniquement les romanciers qui se réclament, à un moment de leur œuvre, du réalisme socialiste ou qui sont reconnus par la critique comme des représentants de ce courant. Le Tableau ci-dessous donne une image complète de ce corpus d’écrivains et de leurs romans réalistes socialistes traduits en roumain. Il faudrait préciser que cette sélection ne comprend pas toutes les traductions en roumain de ces écrivains, mais seulement celles qui sont associées à cette esthétique. En vue de cette sélection nous avons profitablement consulté le corpus retenu par Reynald Lahanque dans son article, «Les romans du réalisme socialiste français»4, notamment le tableau final, qui présente, pour la période 1945-1954, une liste de 26 romanciers (de Pierre Abraham à Gilette Ziegler) avec 62 romans. Tous ne se retrouvent pas sur notre tableau des traductions pour la période 1947-1960 qui ne contient qu’un quart de ce corpus de référence, c’est-à-dire 7 romanciers pour 17 traductions.

Tableau A: Romans réalistes socialistes français traduits en roumain

Auteur

Titre original, édition

Année
(1946-1953)

Traduction, édition

Année
(1946-1960)

Aragon Louis

Servitude et grandeur des Français (nouvelles), BF

1945

Sclavia şi măreţia francezilor: întâmplări din anii cei cumpliţi, Scânteia

1946

Les Communistes, BF, 6 volumes

1949-1951

Comuniştii, ESPLA, vol. 1-5

1951-1955

Pierre Courtade

Jimmy, EFR

1951

Jimmy, ESPLA

1955

La Rivière noire, EFR

1953

Pianul, ESPLA

1959

Daix Pierre

La Dernière Forteresse, EFR

1950

Ultima fortăreaţă, Editura Politică

1960

Laffitte Jean

Ceux qui vivent, Editions d’Hier et d’Aujourd’hui

1947

Lupta e viaţă, ES

1950

Rose France, EFR

1950

Rose France, ET

1954

Morgan Claude

La Marque de l’homme, Minuit

1946

Pecetea omului, ES

1947

Pozner Vladimir

Qui a tué H. O. Burrell?, EFR

1952

Cine l-a ucis pe H. O. Burrell?, ESPLA

1955

Stil André

Le premier choc. Au château d’eau, EFR

1951

Prima lovitură. Castelul cu apă, ESPLA

1952

Le premier choc. Le Coup du canon, EFR

1952

Prima lovitură. Lovitura de tun, ESPLA

1953

Le premier choc. Paris avec nous

1953

Prima lovitură. III, ESPLA

1955

La Seine a pris la mer, EFR

1950

Floarea de oţel. Povestiri, ESPLA

1954

Comment expliquer cet écart, vu que, du moins en théorie, toutes les prémisses politiques et culturelles favorables à ce genre de transfert existent? Pourquoi ces écrivains-ci et ces textes en particulier? Que dit cette réception très sélective à propos du caractère obligatoire du réalisme socialiste dans l’appareil international communiste? Avant de proposer des éléments de réponse à ces questions, il faudrait faire un bref rappel de l’importation du réalisme socialiste en France5.

Cette histoire remonte aux années 30 et est directement liée au nom de Louis Aragon, qui est l’artisan de l’importation. Pourtant, les premières occurrences de l’expression datent de 1932 et sont à attribuer à Jean Fréville6, critique littéraire à L’Humanité à l’époque. Il s’agit, évidemment, d’un écho fait aux décisions prises à Moscou, où l’on décide de dissoudre l’Association russe des écrivains prolétariens (RAPP) et de réduire son influence internationale, exercée à travers les différents satellites de l’Union Internationale des écrivains révolutionnaires comme, en France, l’Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires7 (AEAR). La dimension internationale et prétendument révolutionnaire du réseau communiste, au-delà des transformations internes, y est essentielle, car, à ce moment-là, ce qui fascine le milieu intellectuel français, c’est justement le côté révolutionnaire du mouvement. Or, de la révolution artistique se réclament alors, chacun à sa manière, il est vrai, plusieurs groupes qui se font concurrence: les surréalistes, Barbusse et la revue Monde, le mouvement ouvriériste autour de L’Humanité. Tous ne sont pas favorables à la décision de dissoudre la RAPP, notamment Barbusse qui reste très attaché aux causes prolétariennes, alors que les communistes français groupés autour de L’Humanité sont plus sensibles aux directives soviétiques. Cependant, aucun groupe n’associe alors la révolution artistique au réalisme soviétique.

D’ailleurs, ceci était peu envisageable, car même du côté soviétique, ce n’est qu’en août 1934, à l’occasion du premier Congrès de l’Union des Ecrivains soviétiques, que les discours de Jdanov, Radek et Boukharine vont préciser les repères esthétiques du nouveau courant. La participation de plusieurs écrivains français à ce premier Congrès des Ecrivains soviétiques (Aragon, Bloch, Gide, Malraux, Nizan) explique l’écho immédiat fait à l’événement (plusieurs discours prononcés au Congrès sont traduits dans la presse française) et montre l’intérêt du milieu littéraire français pour la dimension révolutionnaire, engagée, des transformations qui traversent le champ littéraire soviétique, associé alors à la modernité et au renouvellement.

Entre tous, Aragon sera le plus actif à se réclamer du réalisme socialiste et à tenter une définition. Mais, tel que le rappelle P. Baudorre dans son article, l’injonction lancée par Aragon, de retour au réalisme8, n’a pas d’écho en 1935. Le ressourcement au réalisme français du XIXe siècle s’était déjà produit, ce dont témoignent les prolongements naturalistes dans la littérature française des années 20, qui ne sont pas sans rapport avec les discussions autour de la littérature prolétarienne et les interrogations sur l’origine sociale de l’écrivain. Cependant, au début de 1930, le naturalisme zolien est rejeté au profit du réalisme balzacien par deux voix plus sonores, Georg Lukacs et H. Barbusse, qui investissent le réalisme avec un sens nouveau:

Parler de «victoire du réalisme» revient ainsi à défendre l’autonomie de l’art et de l’artiste en plaçant le sens dans l’œuvre elle-même, non dans les convictions ou les engagements de l’auteur. Georg Lukacs, un des maîtres d’œuvre de la redécouverte et de la publication des textes fondateurs du marxisme, un des grands défenseurs de Balzac et de Tolstoï, souhaite orienter dans ce sens le tout nouveau «réalisme socialiste». Et c’est dans cette voie que Monde et Barbusse tentaient de définir, dans les années 1931-1932, un réalisme social français, à la fois héritier du XIXe siècle et soucieux de donner à l’œuvre une dimension humaine et sociale9.

Il va de soi que ce déplacement de l’attention de l’engagement de l’artiste sur le sens social de l’œuvre ainsi que l’exigence d’autonomie, tenace, ne font pas l’unanimité parmi les écrivains qui se réclament du communisme, car le réalisme socialiste de type soviétique invite, au contraire, dès son début, à une adhésion idéologique totale, autant de l’artiste que de son œuvre. Ces disputes valent à Barbusse et à la revue Monde d’être la cible autant des surréalistes que des écrivains rattachés à L’Humanité et à l’Association des Ecrivains révolutionnaires. Mais ces disputes sont surtout le signe que, malgré l’intérêt pour ce qui se passe en U.R.S.S., les écrivains français ne sont pas prêts à embrasser les contraintes partisanes du réalisme socialiste et que le sens qu’ils donnent à l’engagement révolutionnaire et humaniste se construit surtout contre la montée du fascisme et non en prolongement de la construction du socialisme. Et, d’autre part, celui qui est le seul intéressé à promouvoir cette esthétique, Louis Aragon, entend, lui, donner une définition personnelle à ce nouveau courant auquel il est le premier à adhérer avant la Libération.

Car, effectivement, si le cadre large de l’histoire de l’importation du réalisme socialiste en France va de 1934 à 196610, à l’intérieur de cet intervalle, quatre phases sont à distinguer: de ce «faux départ» de 1934 à 1937 à la Résistance, et ensuite du temps fort de 1947 à 1954 au déclin toujours plus accusé de 1955 à 1966. En effet, si pendant l’entre-deux-guerres, le PCF n’a pas encore suffisamment de force pour rassembler les écrivains révolutionnaires engagés dans la lutte pour la paix et la défense de la culture contre la menace du fascisme, il en sort fortifié de la Guerre. L’expérience de l’organisation de la Résistance11 autant dans la zone libre que dans la zone occupée donne au PCF un pouvoir qu’il n’avait pas auparavant auprès des intellectuels, légitimé par la dimension nationale des causes défendues (est invoqué le patriotisme des intellectuels) ainsi qu’un avantage important par rapport à la droite. Mais au-delà de l’avantage dorénavant quantitatif, sensible dans le nombre d’adhérents et de sympathisants, le transfert qualitatif qui se réalise alors du côté de la politique littéraire du PCF est important. Comme le souligne d’ailleurs G. Sapiro, le réalisme socialiste français reçoit, une fois avec la Résistance, «l’épopée qui donnerait à la méthode […] son contenu héroïque et ses héros positifs, et qui, pour les auteurs russes, était, après la Révolution de 1917, l’édification du socialisme12».

C’est justement cette dimension patriotique, nationale, qui est responsable de la petite fortune que le réalisme socialiste connaît auprès des écrivains français après la Libération, entre 1945 et 1954. Petite fortune, car si le réalisme socialiste devient après 1947 le cœur de la politique littéraire du PCF, qui s’aligne ainsi sur la politique soviétique qui, elle, durcit son influence internationale au début de la Guerre froide, il n’arrive pas à s’imposer en dehors de ce cadre. Ensuite, son épuisement rapide (1947-1954 et la dérive qui s’ensuit jusqu’en 1966) à l’intérieur même du cadre qui est censé lui offrir les conditions favorables à son développement est dû à une série de facteurs combinés, autant internes et qu’externes au mouvement communiste, résumés par G. Sapiro comme suit:

Si la dénonciation du moralisme national est venue de la gauche du champ littéraire, c’est de la nouvelle droite des «Hussard» que vient d’abord la condamnation de l’humanisme, avant d’être reprise par le Nouveau Roman: elle vise, au nom de l’art pour l’art, aussi bien l’existentialisme que le réalisme socialiste, c’est-à-dire le camp résistant, et désigne en fait la morale en littérature, ou ce que Sartre appelle «la littérature engagée» (sans exclure, pour les Nouveaux Romanciers, l’engagement citoyen […]). Mais à la différence des Hussards dont le rejet de l’humanisme s’ancre dans la tradition contre-révolutionnaire, les Nouveaux Romanciers se rattachent au mouvement de la nouvelle génération intellectuelle, représentée par Michel Foucault, Claude Lévi-Strauss et le structuralisme, qui opère une véritable révolution symbolique dans le domaine des sciences humaines et sociales, en opposant à la «philosophie du sujet» une «philosophie sans sujet», à l’humanisme existentialiste ou personnaliste un «anti-humanisme», au subjectivisme-l’objectivisme13.

Il n’en reste pas moins qu’entre 1947 et 1954 voit le jour une production littéraire (poèmes, pièces de théâtre, romans surtout) qui tente, à sa manière, de répondre aux contraintes jdanovistes ainsi que de tenir tête à une concurrence intérieure au champ français qui est, comme on le constate, acerbe. Ceci ne sera pas sans changer, en vue de son adaptation, le courant. Il est convenable ainsi, pour toutes les raisons évoquées dans le bref historique de ses phases, de parler d’un réalisme socialiste français, et non de réalisme socialiste tout court; d’une variante nationale du courant soviétique, voire d’une vision très personnelle qui lui est attachée comme sera le cas avec L. Aragon.

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Du coup, et pour revenir à notre corpus romanesque, il est souhaitable avant tout de déceler la forme et le contenu donnés par les romanciers français de notre corpus au réalisme socialiste, plus exactement les thèmes et les sujets retenus, pour tenter ensuite de comprendre sur quoi repose sa réception en Roumanie. Il faudrait rappeler donc que la majorité des productions qui se réclament ouvertement du réalisme socialiste sont écrites entre 1946 et 1954, c’est-à-dire à une période de durcissement de l’influence soviétique, mais aussi une période très faste au PCF qui décide, une première, de se doter d’une politique littéraire officielle et de profiter ainsi des conditions favorables d’après la Libération, quand

«les structures et les hommes existent, périodiques, maisons d’édition, chroniqueurs, associations de créateurs, commissions, moyens de diffusion, lectorat, […] le contexte du grand affrontement idéologique, l’enthousiasme des intellectuels qui ont adhéré nombreux au ‘parti des fusillés’ (...)14

Cependant, le débat engagé bien avant sur cette doctrine permet d’avoir déjà autant un écart critique que quelques modèles d’écriture qui orientent la création. Ceci est essentiel pour la production.

R. Lahanque a délimité son corpus de romans réalistes socialistes en fonction de quelques critères externes prévisibles (la qualité de membre du Parti des écrivains, la publication aux maisons d’édition du parti, leur adhésion déclarée, publique, à l’esthétique) et de critères internes, dont celui de «roman à thèse» est le plus important, car il semble conduire à une sélection plus judicieuse, étant donné le laxisme éditorial du réseau du parti. À l’intérieur du corpus, il opère ensuite un partage structurel et thématique (d’ordre historique), dont découlent quatre catégories de romans: des romans antagoniques issus de l’actualité de la Guerre froide (les plus nombreux), des romans antagoniques de la Deuxième Guerre mondiale, et des romans d’apprentissage de la Guerre froide et de la Deuxième Guerre mondiale. Par roman antagonique il entend un roman qui met en scène le combat entre les forces du mal et du bien et dont le héros a déjà compris le sens de la vérité. Le roman d’apprentissage est un roman dont le héros découvre la vérité communiste une fois avec le lecteur.

Ce partage finement opéré, s’il offre une perspective bien intéressante sur le corpus que R. Lahanque s’est donné, ne nous est pas nécessairement utile, car le processus de réception des nouveaux entrants suppose une sélection qui a ses propres critères. C’est un processus qui se réalise en réaction au moment et qui, par conséquent, ne peut pas bénéficier de l’écart temporel que se donne le chercheur. Il reste donc important de noter avec lui une observation relative aux conditions de production et de réception internes qui pourraient expliquer en partie les différences entre nos corpus: «la politique éditoriale [du PCF], qui ménage un accueil assez large à des romans simplement progressistes ou humanistes, et […] la stratégie de la critique, qui joue cette même littérature […] contre la littérature considérée décadente, noire, pessimiste, abjecte ou fascisante15.» De sorte que, même si nous prenons en compte les critères objectivés construits après-coup par R. Lahanque pour les besoins scientifiques de constitution d’un corpus, nous préférons ne pas complètement écarter les réactions du moment, car elles sont susceptibles d’apporter de la lumière sur les traductions qui ne se retrouvent pas sur notre Tableau A.

Nous avions, par exemple, constaté nous aussi le même laxisme du côté de la réception roumaine des nouveaux entrants qui ne se limite pas aux productions du circuit du PCF et étend son domaine de sélection aux autres maisons d’édition à la recherche de thèmes privilégiés. De même, si les écrivains retenus (même Tableau A) proviennent tous du circuit du PCF, la réception roumaine a fait, pour des besoins symboliques de promotion du circuit, de la place à d’autres productions de ces écrivains, moins rigoureusement réalistes socialistes: par exemple, Pierre Daix est traduit avec deux romans, mais Maria, publié en 1962 chez Juillard et traduit en 1964 par ESPLA, n’est pas un roman réaliste socialiste et n’a pas été retenu dans le Tableau A. De même, Pierre Gamarra est un cas à part: écrivain du circuit PCF, il est traduit avec trois romans (Les Mains des hommes, Le Maître d’école, Aventure du serpent à plumes), mais aucun de ces romans n’est, selon les critères de R. Lahanque, un roman réaliste socialiste proprement-dit.

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La réception roumaine réagit donc à la situation du champ français qui, n’ayant pas une compréhension très stricte de l’esthétique, propose des produits très variables. Ainsi, l’on applique, du côté de la réception, la même stratégie de l’accueil large fait à d’autres produits que ceux conformes, surtout que ce «conforme» est très interprétable. En fait, cette stratégie est localisée, accompagnée par des critères internes. Ceci explique le choix de traduction de quelques écrivains du circuit PCF qui, n’ayant pas un capital littéraire important ni ne produisant d’œuvres réalistes socialistes, ont percé la réception par des voies plus personnelles. C’est le cas de G. Soria dont les traductions sont plutôt une marque de courtoisie pour son travail, apprécié, de médiateur culturel: il est correspondant, de façon assez épisodique, d’ailleurs, du journal roumain Scânteia [L’Étincelle] à Paris. Sa réception se produit entre 1953 et 1957. L’on traduit, signe d’une réception localisée, le poème La Marche roumaine et, en 1957, une pièce de théâtre, L’Orgueil et la nuée. Son activité de médiateur culturel en tant que directeur de l’Agence littéraire et artistique parisienne pour les échanges culturels (A.L.A.P.) et ses relations avec les milieux artistiques soviétiques étaient appréciés autant à Paris qu’à Moscou. Un autre cas de figure est celui de Jacques Duclos, qui a accumulé un capital politique suffisant pour ne pas être soumis aux filtres esthétiques. Ces cas de figure sont valables pour les écrivains du circuit PCF.

Mais quel est l’accueil réservé aux romans réalistes socialistes dans le milieu universitaire? Dans une présentation faite en 1956 par le critique universitaire Theodosia Ioachimescu aux nouvelles productions réalistes françaises, «Le réalisme français d’aujourd’hui16», il n’y a qu’une seule occurrence de la notion réalisme socialiste, dans la conclusion de l’article. On lui préfère, en échange, les syntagmes le «nouveau réalisme français», «l’humanisme du nouveau réalisme français». En fait, c’est l’humanisme qui est la clé de réception de cette littérature:

Cette relation avec leur propre peuple, les réalistes français l’ont retrouvée grâce à l’augmentation des forces populaires, grâce à l’idéologie avancée et à l’humanisme fort qui émane de ces forces. Le rôle du Parti Communiste Français dans l’élucidation des intellectuels, dans leur rapprochement créatif du peuple a été, bien sûr, déterminant. Une fois avec l’entrée des aspirations populaires dans la littérature, celle-ci n’a plus peur de refléter l’actualité17.

Ceci est significatif de l’accueil fait à la littérature progressiste française et explique pourquoi on ne se résume pas à la littérature produite par le réseau PCF. En effet, on ne s’y rapporte pas comme à de la littérature réaliste socialiste, mais à de la littérature à message humaniste. A la limite, l’on instaure une synonymie entre les adjectifs «socialiste» et «humaniste». Il n’est pas sans intérêt de rappeler que T. Ioachimescu est un médiateur spécialiste, un universitaire, au courant des discussions portées du côté français18, voire influencée par celles-ci. Or, justement, la «nationalisation», l’adaptation du réalisme socialiste en France passe par l’attribution d’un contenu humaniste19 au courant.

Dans son article, T. Ioachimescu fait une présentation thématique des nouvelles productions réalistes socialistes françaises. On ne serait pas étonnés d’y retrouver tous les noms de notre Tableau A. Publié en 1956, vers la fin du temps fort du réalisme socialiste français, cet article pourrait aussi bien passer pour un bilan de la réception de la littérature du circuit PCF en Roumanie. Son discours emprunte, jusqu’à la copie fidèle, à la rhétorique d’opposition à la littérature décadente, courante dans les journaux et revues littéraires françaises d’orientation communiste dans les années 50:

«ce réalisme nouveau et sain de la France s’oppose à la littérature maladive, voire gravement malade, où circulent les obsédés sexuels, les pervertis et les suicidaires, porteurs du désespoir et de la dégradation humaine20

À titre de comparaison et pour prendre un exemple certainement connu de T. Ioachimescu, voici le début d’un article de René Andrieu21 reproduit en traduction dans Scânteia du 6 février 1953:

La décomposition de la bourgeoisie à l’époque de l’impérialisme se reflète aussi dans la décadence de la littérature bourgeoise. Cette littérature n’est plus qu’un essai de pervertissement et de corruption. Le pessimisme, le culte de l’individualisme, la glorification de l’érotisme, la négation de toutes les valeurs, ce sont les caractéristiques bourgeoises parues en France les dernières années22.

Les éléments communs entre ces deux articles vont au-delà de la surface rhétorique. Les exemples pris dans les deux présentations de la littérature réaliste ou bien, avec une notion plus compréhensive, progressiste, sont les mêmes et donnent la mesure du programme éditorial des traductions. Les écrivains progressistes français évoqués par René Andrieu dans son article sont: tout d’abord, Louis Aragon avec les Communistes, qui bénéficie de la présentation la plus ample, André Stil avec Le Mot «Mineur», camarades et Le Premier choc, Pierre Courtade avec Jimmy, Roger Vailland, Jean Laffitte avec Ceux qui vivent et Rose France, Paul Tillard et Maurice Thorez. Comme le titre de son article nous l’indique, sont retenus uniquement les thèmes de la lutte pour l’indépendance nationale (ici, la Résistance) et la lutte pour la paix (ou, avec les mots de R. Lahanque, les romans antagoniques de la Guerre Froide).

T. Ioachimescu s’offre, par contre, une perspective plus large, d’autant plus que le moment l’y invite: l’article est issu d’une conférence prononcée le 28 novembre 1955, à l’occasion des journées de l’amitié franco-roumaine. Rappelons en passant que l’année 1955 correspond à l’année avec le plus d’écrivains du circuit PCF traduits (8, plus précisément): il va de soi qu’un rapport entre cet événement et une activité éditoriale plus intense de publication de traductions d’écrivains français du circuit est à établir.

Ainsi, la présentation thématique de cette nouvelle littérature réaliste française proposée par T. Ioachimescu est instructive à plus d’un titre: non seulement elle permet d’identifier des explications pour les choix traductifs, mais elle est en accord avec notre anticipation de l’importance thématique de la littérature traduite, tous genres confondus. Ainsi, les thèmes illustrés par T. Ioachimescu dans son article avec des exemples d’écrivains et de titres sont: la résistance face à l’occupant nazi (Aragon23, Eluard24), l’expérience des camps de concentration (J. Laffitte25, P. Daix26, P. Tillard27, A. Salacrou28, R. Merle29, A. Wurmser30), l’héroïsme des communistes, la solidarité, la lutte des femmes (J. Laffitte31, P. Daix32), la protestation contre la guerre colonialiste du Vietnam, l’internationalisme prolétarien (A. Stil33, J.-P. Chabrol34, P. Courtade35), la nouvelle résistance contre une possible guerre future (A. Stil36), les conditions dures de travail (D. Desanti, R. Vailland37), la vie dans les villages français (R. Jouglet, M. L. Barron, G. Magnan, L. de Villefosse, P. Gascar et P. Gamarra38, le seul traduit en roumain), l’antisoviétisme dans la presse française (J.-P. Sartre39), l’indignation contre le retour en honneur des anciens collaborationnistes (R. Merle40 et P. Daix41), la dénonciation de la propagande anti-communiste ailleurs (P. Courtade42, V. Pozner43), la peur et les dangers de la guerre (G. Soria44, G. Arnaud45), la guerre et les expériences atomiques (E. Triolet46, M. Monod), les voyages en Union soviétique et dans les pays de la démocratie populaire (S. Téry, C. Roy, A. Wurmser, L. Mamiac et J. Ducroux, le seul qui écrit sur la Roumanie, mais il n’est pas traduit).

L’article de Ioachimescu est donc non seulement un bilan des traductions déjà faites (dont une bonne partie en 1955, comme Jimmy de P. Courtade, Le Maître d’école de P. Gamarra, La Mort est mon métier de R. Merle, Qui a tué H. O. Burrell? de V. Pozner), mais aussi une déclaration d’intention, car certains de ces livres cités vont être traduits par la suite (Beau Masque et 325.000 francs de R. Vailland, Le salaire de la peur de G. Arnaud, La dernière forteresse deP. Daix). D’autre part, quelques-uns des écrivains présentés ne seront jamais traduits, surtout dans trois thèmes: vie du village français, les expériences atomiques et les témoignages de voyage. En fait, ce n’est plus uniquement une question de thème, mais également de notoriété de l’écrivain: à l’intérieur des thèmes, l’on choisit, à quelques exceptions (politiques) près, les mieux cotés.

Ainsi, pour illustrer la double mesure esthétique et politique dans les choix opérés, notons que les récipiendaires d’orientation communiste du prix Goncourt entre 1944 et 1964 sont traduits mais généralement avec d’autres titres que ceux pour lesquels ils ont reçu ce prix qui fait concurrence aux modalités de consécration intérieures au Parti. Par exemple, E. Triolet reçoit le prix Goncourt en 1944 pour Le premier accroc coûte 200 francs et n’est traduite qu’en 1964 avec L’Âme; Maurice Druon reçoit le prix en 1948 pour Les Grandes Familles, roman qui n’est traduit qu’en 1961; R. Merle reçoit le prix en 1949 pour Week-end à Zuydecote mais il est traduit avec La mort est mon métier en 1955; Simone de Beauvoir le reçoit en 1954 pour Les Mandarins mais n’est traduite qu’en 1965 avec Mémoires d’une jeune fille rangée. De même, un cas qui montre que ce prix est suivi et peut représenter un critère de choix: R. Vailland reçoit le prix en 1957 avec La Loi et il est traduit la même année, mais avec deux romans antérieurs, respectueux des thématiques humanistes, Beau Masque et 325.000 francs. Une coïncidence, peut-être, car le prix est attribué en fin d’année, après plusieurs présélections, alors que la traduction de Beau Masque étaitdéjà parue en mai 195747, mais on ne rate pas l’occasion de mettre en relation les deux événements: en mars 1958, un article48 de Viaţa românească signale l’attribution du prix en un commentaire très favorable à R. Vailland en réaction à un article de Claude Roy dans les Temps Modernes.

Ceci n’empêche pas les attaques contre l’institution Goncourt, histoire de rivalité entre la gauche et la droite, surtout quand celle-ci se trompe: en 1960, l’attribution du prix au roman Dieu est né en exil de l’écrivain d’origine roumaine Vintilă Horia provoque tout un scandale littéraire à cause des révélations des ses écrits fascistes par la presse de gauche. En Roumanie, l’événement est couvert par Jean Laffitte, présent à Bucarest pour une session du Présidium du Conseil Mondial de la Paix. Il est invité par le journal Contemporanul à donner son avis par écrit et les termes sont plus qu’intransigeants:

Nombreuses publications ont révélé la sale biographie du transfuge primé: Vintilă Horia, légionnaire de la Garde de fer, apologiste du racisme, détracteur de la France et de sa culture, franquiste, péroniste et, depuis deux mois, «français». Ce scandale porte atteinte à la réputation de ceux qui s’appellent membres de l’Académie Goncourt et qui pourrait très bien dorénavant s’appeler l’Asile Goncourt, mis à la disposition des transfuges, fascistes et de tous les égarés de profession49.

Il est à constater qu’en matière d’actualités littéraires, l’on préfère passer la parole à des critiques français (voir les articles de C. Morgan50, H. Juin, G. Soria, et maintenant J. Laffitte), membres du PCF. Les positions des critiques littéraires roumains s’alignent ensuite sur les positions françaises. Mais le plus souvent les voix françaises invitées sont considérées suffisantes, ce qui conduit à des dossiers de réception assez maigres pour les romanciers réalistes socialistes et, plus généralement, du circuit PCF. Les traductions faites sont rarement recensées dans la presse littéraire, un article tout au plus ou une simple note bibliographique. Un seul cas s’y distingue, André Stil, lauréat du Prix Staline de littérature en 1952.

Son dossier de réception s’étend de 1953 à 1961 et se construit autour de deux moments: après la parution des traductions des romans Le premier choc, en 1952, et du Foudroyage,en 1961, traductions obligées, car le Prix Staline impose. Vu comme un journaliste venu à la littérature51 (il est également lauréat du Prix Interallié52 en 1945), ses traducteurs sont attentivement choisis: Geo Bogza, créateur du genre du reportage littéraire roumain et Brunea-Fox, grand reporter de l’entre-deux-guerres. L’expérience de reporter d’A. Stil est sans doute à son avantage, puisque son écriture est la seule, avec celle d’Aragon, à être associée ouvertement à la technique réaliste socialiste, la critique russe à l’appui:

Stil est un écrivain réaliste dans le vrai sens du mot. En vue de l’acquisition de la méthode réaliste, la principale aide l’a représentée la littérature soviétique: «Il est sûr que la littérature soviétique a eu une influence bénéfique sur ce jeune écrivain, d’où il a appris la technique réaliste, l’art de représenter la vie en mouvement et son développement, le savoir de mettre dans les livres les problèmes de la vie», dit N. Rozgovorov53.

***

L’exercice de ciblage des traductions réalistes socialistes uniquement, les dimensions réduites du corpus qui en résulte (17 traductions, par rapport à la totalité des 85 traductions pour les nouveaux entrants) et le manque de dossiers de réception nous font conclure que, malgré l’importance symbolique de ces auteurs du circuit PCF qui tentent de répondre aux critères d’une esthétique officielle, la réception roumaine reste très sensible au capital littéraire des écrivains français choisis pour la traduction. Ceci dit, même en situation d’hétéronomie forte, le critère de la qualité est plus fort que la simple contrainte politique. La dimension nationale de ces romans (le rôle du PCF dans la Résistance, surtout) est un frein à leur réception durable, car ils ne permettent pas un écho réel et prolongé, ce genre d’«épopée» faisant défaut aux communistes roumains. Qui plus est, ces romans issus de l’actualité ne réussissent pas à transgresser le moment, ils restent coincés dans l’immédiat de leur publication et ils épuisent vite leur message. Tel est le cas des romans issus de la Résistance (Servitude et grandeur des Français, Les Communistes d’Aragon, les romans de J. Laffitte) qui sont traduits entre 1947 et 1951, et des romans qui portent sur de la Guerre Froide, reçus entre 1952 et 1959 (Le Premier choc d’André Stil, Jimmy et la Rivière noire de Pierre Courtade), mais sans réédition ultérieure.

D’autre part, on a observé que, pour ce corpus de traductions, la clé de réception de ces œuvres est empruntée telle quelle du côté français: l’humanisme, une notion plus compréhensive que le réalisme socialiste, et qui permet de construire un programme de réception non seulement pour la littérature française, mais pour les autres littératures étrangères. Qui plus est, cet humanisme renouvelé réussit plutôt bien à simuler la continuation avec le programme de réception et de traduction des classiques.

Enfin, il n’est pas sans intérêt de noter que le texte fondateur de Lénine, «L’Organisation du parti et de la littérature de parti» est traduit en France en 1949 dans La Nouvelle Critique alors qu’en Roumanie il circulait déjà en traduction dès 1947 et était invoqué entre 1948 et 1949 dans plusieurs articles pour fonder la nouvelle démarche théorique et critique54. Cette analyse nous permet de conclure, une fois de plus, que le programme humaniste léniniste revisité55 s’est avéré, en effet, plus durable en Roumanie que le réalisme socialiste et s’est prolongé après 1965.

 

BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE (SÉLECTIVE)
ANDRIEU R., „Scriitorii progresişti francezi în lupta pentru independenţă naţională şi pace”, Scânteia, 6 februarie 1953, p. 5.
BAUDORRE Philippe, «Le réalisme socialiste des années trente: un faux départ», Société et représentations, n° 15/2002, pp. 15-38.
IOACHIMESCU Theodosia, „Realismul francez de azi”, Studii de literatură universală, 1956, pp. 151-159.
JACOB R., «Roger Vailland: Beau Masque», Viaţa românească, X, n° 5, mai 1957, pp. 231-232.
LAFFITTE Jean, „Scandalos, antilterar, antifrancez! Scriitorul francez Jean Laffitte despre Premiul Goncourt pe 1960”, Contemporanul, 49, 1960, p. 1.
LAHANQUE Reynald, «Les romans du réalisme socialiste», Société et représentations, n° 15/2002, pp. 177-194.
MORGAN Claude, „Cine sunt reprezentanţii culturii franceze?”, Flacăra, II, n° 40, 1949, p. 3.
NEGRIGI Eugen, Literatura română sub comunism. Proza, Bucureşti, Editura Fundaţiei Pro, ediţia a II-a, 2006.
SAPIRO Gisèle, «Formes et structures de l’engagement des écrivains communistes en France. De la Drôle de Guerre à la Guerre froide», Société et représentations, n° 15/2002, pp. 157-176.
VIRIEUX Daniel, «La Direction des intellectuels communistes dans la Résistance française. Missions, organisations, pratiques», Société et représentations, n° 15/2002, pp. 135-153.

 

NOTE

1 E. Negrici, Literatura română sub comunism. Proza, Bucureşti, Editura Fundaţiei Pro, seconde édition, 2006, p. 20: „Modelul unic al literaturii importat la noi, ca şi în celelalte democraţii populare, din U.R.S.S., a fost, în esenţa lui, păstrat neschimbat prin străduinţa a două generaţii de ideologi (…).”(NdT)
2 Ibid., p. 19: «În primii ani ai regimului comunist impus în România cu ajutorul tancurilor Armatei Roşii, singura literatură acceptată oficial şi difuzată cu vigoare prin toate mijloacele imaginabile a fost cea de propagandă şi agitaţie. Ea avea un repertoriu unic, hotărât la Moscova şi dictat de acolo.» (NdT)
3 Ce par quoi nous entendons la coexistence de plusieurs normes esthétiques.
4 R. Lahanque, «Les romans du réalisme socialiste», Société et représentations, n° 15/2002, pp. 177-194.
5 Voir le très riche numéro 15/2002 de la revue Société et représentations, «Le réalisme socialiste en France».
6 Pour plus de détails sur ce moment, on peut consulter l’article de Philippe Baudorre, «Le réalisme socialiste des années trente: un faux départ», Société et représentations, n° 15/2002, pp. 15-38.
7 Le nom donné à l’organisation française rattachée à l’Union Internationale des Ecrivains Révolutionnaires, créée en 1930, au Congrès de Kharkov.
8 Aragon publie en 1935 un livre intitulé Pour un réalisme socialiste où il réclame «le retour à la réalité».
9 P. Baudorre, «Le réalisme socialiste des années trente: un faux départ», Société et représentations, n° 15/2002, pp. 24-25.
10 Cet intervalle a été établi par la critique en rapport à deux événements marquants: le premier Congrès de l’Union des écrivains soviétiques du 17 au 24 août 1934 et le Comité Central d’Argenteuil du 13 mars 1966, quand le PCF annonce le renoncement officiel à l’esthétique réaliste socialiste.
11 L’article de Daniel Virieux fait une analyse très éveillée de cette période compliquée, «La Direction des intellectuels communistes dans la Résistance française. Missions, organisations, pratiques», Société et représentations, n° 15/2002, pp. 135-153.
12 G. Sapiro, «Formes et structures de l’engagement des écrivains communistes en France. De la Drôle de Guerre à la Guerre froide», Société et représentations, n° 15/2002, pp. 157-176.
13 G. Sapiro, «Formes et structures de l’engagement des écrivains communistes en France. De la Drôle de Guerre à la Guerre froide», art cit., p. 175.
14 R. Lahanque, «Les romans du réalisme socialiste», art. cit., p. 178.
15 Ibid., p. 179.
16 Theodosia Ioachimescu, „Realismul francez de azi”, Studii de literatură universală, 1956, pp. 151-159.
17 Ibid., p. 157: „Această legătură cu propriul lor popor qu regăsit-o realiştii francezi datorită creşterii forţelor populare, datorită ideologiei înaintate şi umanismului puternic care emană de la aceste forţe. Rolul Partidului Comunist Francez în clarificarea intelectualilor, în apropierea lor creatoare de popor, a fost, desigur, determinant. Odată cu pătrunderea aspiraţiilor populare în literatură, aceasta nu se mai sperie de reflectarea actualităţii.”(NdT)
18 Il suffirait de rappeler que la principale revue littéraire roumaine, Viaţa românească, a une rubrique permanente appelée «Revista revistelor» [Revue des revues], où sont systématiquement repris et commentés des articles des principales revues étrangères d’orientation communiste ou socialiste, parmi lesquelles les revues françaises sont à l’honneur.
19 Voir G. Sapiro, «Formes et structures de l’engagement des écrivains communistes en France. De la Drôle de Guerre à la Guerre froide», art. cit., p. 157: «Du point de vue politique, le contenu idéologique, c’est-à-dire l’humanisme, prend tantôt le visage du pacifisme (au moment du pacte germano-soviétique ou pendant la guerre froide), tantôt celui de l’héroïsme guerrier (la Résistance), et se matérialise tantôt dans le combat contre l’impérialisme, tantôt dans la lutte antifasciste.»
20 T. Ioachimescu, „Realismul francez de azi”, art. cit., p. 151.
21 René Andrieu était alors journaliste à L’Humanité, dont il allait devenir le rédacteur en chef en 1958, et membre du PCF.
22 R. Andrieu, „Scriitorii progresişti francezi în lupta pentru independenţă naţională şi pace”, Scânteia, 6 februarie 1953, p. 5: „Descompunerea burgheziei în epoca imperialismului se reflectă şi în decăderea literaturii burgheze. Această literatură nu mai este decât o încercare de pervertire şi de corupţie. Pesimismul, cultul individualismului, glorificarea erotismului, negarea tuturor valorilor, acestea sunt caracteristicile burgheze apărute în Franţa în cursul acestor ultimi ani.” (NdT)
23 Avec Les Communistes (1949-1951), volumes traduits entre 1951 et 1955.
24 Avec les Poèmes politiques (1948), traduits en partie en 1955 dans Poeme pentru toţi.
25 Avec Ceux qui vivent (1946), traduit en 1947, Nous retournerons cueillir les jonquilles (cité dans l’article de Ioachimescu, mais non traduit en roumain) et Rose France (1950), traduit en 1954.
26 Avec La dernière forteresse (1954), traduit en 1960.
27 Avec Les Combattants de la nuit (1947), cité dans l’article, mais non traduit en roumain.
28 Avec Les nuits de la colère (1947), traduit en 1948.
29 Avec Week-end à Zuydecote (1949), cité dans l’article, mais non traduit en roumain.
30 Avec Un homme vient au monde, cité dans l’article, mais non traduit en roumain.
31 Avec Rose France (1950), traduit en 1954, et Le Commandant Marceau, non traduit.
32 Avec Classe 42, non traduit.
33 Avec La Seine a pris la mer, non traduit.
34 Avec La dernière cartouche, non traduit.
35 Avec La Rivière noire (1953), traduit en 1959.
36 Avec Le Premier choc (1951-1953), traduit en 1952-1955.
37 Avec Beau Masque (1954), traduit en 1957 et 325.000 francs (1955), traduit en 1957.
38 Avec Les Coqs de minuit et Rosalie Brousse, non traduits et Le Maître d’école (1955), traduit en 1964.
39 Avec Nekrassov (1955), traduit en 1957.
40 Avec La Mort est mon métier (1952), traduit en 1955.
41 Avec Un tueur, non traduit.
42 Avec Jimmy (1951), traduit en 1955.
43 Avec Qui a tué H. O. Burrell? (1952), traduit en 1955.
44 Avec La Peur, non traduit.
45 Avec Le Salaire de la peur (1950), traduit en 1957.
46 Avec Le Cheval roux ou les intentions humaines, non traduit.
47 Voir la recension de R. Jacob, «Roger Vailland: Beau Masque», Viaţa românească, X, 1957, n° 5, mai, pp. 231-232.
48 S. H., «‘Revista revistelor’: Les Temps Modernes, n° 142, 1957», Viaţa românească, XI, 1958, n° 3, martie, pp. 202-204.
49 J. Laffitte, „Scandalos, antilterar, antifrancez! Scriitorul francez Jean Laffitte despre Premiul Goncourt pe 1960”, Contemporanul, 49, 1960, p. 1: „Numeroase publicaţii au dezvăluit murdara biografie a transfugului premiat: Vintilă Horia, legionar al gărzii de fier, apologet al rasismului, detractor al Franţei şi culturii ei, franchist, peronist şi, de două luni, francez. Acest scandal prejudiciază reputaţia celor ce-şi spun membri ai Academiei Goncourt şi care s-ar putea foarte bine intitula de aci înainte Azilul Goncourt, pus la dispoziţie transfugilor, fasciştilor şi tuturor rătăciţilor de profesie.” (NdT)
50 C. Morgan, „Cine sunt reprezentanţii culturii franceze?”, Flacăra, II, n° 40, 1949, p. 3, un article rédigé pour la revue Flacăra, à l’occasion de la Journée de la paix, le 2 octobre.
51 Comme d’ailleurs la majorité des autres romanciers réalistes socialistes français: R. Vailland (Paris-Midi), P. Courtade (Progrès, Action, L’Humanité), P. Gamarra (Le Patriote du Sud-Est, Europe, La Vie ouvrière), Pierre Daix (Les lettres françaises). A propos de R. Vailland, par exemple, Modest Morariu affirme que «son passage du journalisme au roman n’est pas un cas isolé dans la littérature française, mais plutôt l’accomplissement d’une évolution naturelle. Le journaliste et l’artiste représentent ainsi les deux volets d’un tout obligatoire entre le militant social et l’artiste.», «Deux livres intéressants d’un écrivain communiste français», Scânteia Tineretului, Seria II, XII, 1957, nr. 2599, 17 septembrie, p. 2.
52 Prix annuel (depuis 1930) décerné pour des romans écrits par des journalistes.
53 F. P., „Mizeria şi eroismul docherilor francezi”, Steaua, 1953, nr. 3, p. 126: „Stil este un scriitor realist în adevăratul înţeles al cuvântului. În sensul acestei însuşiri a metodei realiste, principalul ajutor al lui Stil a fost literatura sovietică: Este sigur că asupra tânărului scriitor a avut o influenţă binefăcătoare literatura sovietică, dela care a învăţat măiestria realistă, arta de a înfăţişa viaţa în mişcarea şi desvoltarea ei, priceperea de a pune în cărţi problemele cele mai actuale ale vieţii înconjurătoare, spune N. Rozgorov.”(NdT)
54 Qu’on se rappelle uniquement de S. Agnezia, «Umanismul leninist şi sarcinile literaturii noastre», Flacăra, I, n° 19, 9 mai 1948, p. 8.
55 Il y a eu débat sur l’acception donnée au mot «littérature» par Lénine. Ce n’est pas, le plus probablement, le sens de «belles lettres» que lui accorde plus tard Jdanov, mais, comme soutient V. Pozner, de texte de presse.

 

DANIELA MĂRIUCUȚA este doctor în filologie al Universității din București (2011) cu o teză despre receptarea literaturii franceze în România între 1948 și 1965. Licențiată a Universității „Al. I. Cuza“ din Iași, a urmat diverse stagii în Franța (formație master la Université de Rouen, DEA la Paris IV-Sorbonne), este profesoară la Institutul Francez din București și la Liceul francez „Anna de Noailles“. Dintre studiile sale: «Le livre de littérature française dans les bibliothèques roumaines de 1957: du bon usage d’un catalogue idéologiquement correct», Conserveries mémorielles, n°5, 2008, http://cm.revues.org/69.


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