Recenzie


I.D. Sîrbu sau lecția de demnitate

 


Clara Mareș, Zidul de sticlă. Ion D. Sîrbu în arhivele Securităţii
Prefaţă de Antonio Patraş, Curtea Veche, Bucureşti, 2011, 519 p.


L’auteur de Zidul de sticlă… a écrit un livre qui se lit fébrilement, à bout de souffle, tel un bon roman d’aventures, qui dévoile devant nos yeux la trame de l’existence tragique et sublime en même temps de l’être exceptionnel qu’a été l’écrivain Ion Dezideriu (Gary) Sîrbu.

Au contraire de tant autres auteurs de monographies de I.D. Sîrbu, moins inspirés et informés, Clara Mareş dispose avec l’experience d’un chercheur aguerri, qui maîtrise aussi, apparemment, si on tient compte des 519 pages de son livre, le don de l’écriture facile, d’une quantité impressionnante de don­nées. Selon ses propres dires, l’ouvrage est le résultat de trois ans de recherche dans les archives de l’ancienne Securitate, pendant lesquels elle a étudié les plus de 1600 pages du dossier de poursuite informative de I.D. Sîrbu, le dossier pénal de celui-ci, tout comme les dossiers de poursuite ou de collaboration avec la police politique des proches de l’écrivain. Mais comme Clara Mareş ne souhaite pas réaliser une biographie de Ion D. Sîrbu qui soit exclusivement le fruit de la vision tordue des employés et informateurs de la Securitate, elle fait aussi appel à la littérature écrite par I.D. Sîrbu lui-même et aux principaux travaux de critique et d’histoire littéraire qui lui sont dédiés, en faisant ainsi la preuve d’une bonne maîtrise des outils spécifiques à ces domaines.

Le livre est dominé par la personnalité de Ion D. Sîrbu, par la lutte continue que celui-ci mène pour garder sa dignité, son intégrité, malgré les pressions extraordinaires auxquels la Securitate le soumet pour lui briser l’esprit. Homme au destin hors du commun, I.D. Sîrbu est, à tour de rôle: fils de mineur de la Vallée de Jiu, communiste illégaliste, combattant et prisonnier évadé de guerre, spécialiste en éthique et en philosophie, disciple aimé de Lucian Blaga, membre fondateur du Cercle Littéraire de Sibiu, collègue et ami de Ştefan Augustin Doinaş, Ion Negoiţescu et Radu Stanca, journaliste, maître de conférence à la Faculté de Philosophie de Cluj, détenu politique entre 1957-1963, mineur, secrétaire littéraire du Théâtre National de Craiova, dramaturge, romancier, conférencier et critique de théâtre, auteur génial de journal intime et d’épistoles, l’un des très peu nombreux écrivains roumains qui ont écrit de la littérature „de tiroir”. Mais, au-delà de son destin exceptionnel, de tous les hauts et surtout de tous les bas, les défaites que le destin (les grands évènements historiques et „la main” de la Securitate) lui impose, Ion D. Sîrbu reste un caractère exemplaire. Et, en dépassant l’histoire factuelle et la critique littéraire, c’est juste ce caractère que s’évertue, en fine psychologue, de surprendre et de rendre connue par son livre Clara Mareş.

Doué d’une grande intelligence et culture, d’ironie, d’esprit critique, pédagogue inné, apôtre de la liberté par son œuvre et surtout par la façon dont il mène sa vie, cosmopolite et patriote convaincu, I.D. Sîrbu est un lucide observateur de la réalité de son temps, qui réussit finalement à garder son idéalisme, tel le Chevalier à la Triste-Figure, malgré les défaites qu’il subit, à maintenir vive sa croyance dans la victoire finale de la dignité humaine, de la Vérité, du Bien et de l’Honneur. Il est un vrai spectateur engagé, un esprit éveillé qui observe avec lucidité les tares et les dérives de la société roumaine soumise à la pression du communisme, qui critique d’une façon soutenue le système communiste et qui se considère obligé de déposer témoignage au nom de tous ceux qui ne peuvent pas parler. Selon ses propres mots, qui font allusion à son sens de l’humour, qu’il a utilisé comme mécanisme de survie, de protestation politique et de protection de ceux qu’il aimait, tel Lucian Blaga, I.D. Sîrbu est „le buffon de Sa Majesté” (p. 394), un buffon tragique, le seul qui a le courage de crier „le roi est nu” dans un pays paralysé par la peur.

Malgré l’empathie et l’admiration que l’auteur ressent pour son personnage principal, et qu’elle transmet au lecteur, tout en gardant son style posé, scientifique, elle ne dresse pas un portrait artificiel, schématique de Ion D. Sîrbu, en tant que héros justicier aseptique, mais réussit à nous le rendre dans toute son humanité, avec toutes ses hésitations, ses doutes, son naïveté, ses frustrations, ses réplis, sa solitude, ses désespoirs et ses colères dont il fait preuve dans sa longue guerre avec le système communiste. Petit à petit, telle une graine de sable broyée par les dents d’une monstrueuse machine, l’écrivain a perdu toutes les luttes ayant des enjeux immédiats et matériels, concernant sa carrière, son bien-être matériel et psychologique, sa santé, ses amis, sa renommée, la publication de ses œuvres et la mise en scène de ses pièces de théatre. Il les a perdues sciemment, car il savait qu’il aurait pu tout avoir s’il avait accepté à renoncer à ce qui le rendait différent: sa propre conscience. Incapable de trahir, de vivre dans le mensonge, de „signer le petit pacte avec le diable” (p. 412), de collaborer avec le régime en dénonçant tout ce qu’il aimait le plus, il a choisi la souffrance et la marginalisation, en devenant la victime de ceux qui n’ont pas fait le même choix que lui. Son choix est soutenu par son espoir dans un avenir meilleur et il est basé sur les idéaux et les principes que les deux figures formatrices de sa vie lui ont inculqués – son père, le digne ouvrier mineur de la Vallée de Jiu, et le grand philosophe et poète Lucian Blaga, dont il s’obstine, en tant que pédagogue inné, à vouloir transmettre les valeurs à ses contemporains, qui paraissent ne pas en avoir besoin, car ils ont choisi le chemain de la soumission apeurée et aveugle, mais surtout aux descendants de ceux-ci, à nous tous, ses „élèves” posthumes, auxquels il s’adresse d’outre-tombe, en soulevant des questions généralement valables, telles le rapport des intellectuels au pouvoir ou la défense de la conscience soumise aux pressions de l’histoire.

Outre le personnage principal, Zidul de sticlă… foisonne de personnages plus ou moins importants, qui contribuent à la meilleure compréhension des choix et du destin de Ion D. Sîrbu, tels les amis de jeunesse et de vieilesse de celui-ci, le poète Ştefan Augustin Doinaş et le critique Ion Negoiţescu, qui, détenus politiques tout comme Gary Sîrbu, n’ont pas pu résister aux pressions et sont devenus informateurs de la Securitate. La façon dont leurs destins ont évolué à partir de ce moment-là (ils ont obtenu la permission de publier, sont devenus célèbres et ont pu visiter d’autres pays) nous montre clairement ce qu’aurait pu être la vie de leur ami, tout aussi doué qu’eux, s’il avait accepté lui aussi de collaborer.

L’auteur surprend très bien les ressorts psychologiques et les possibles drames, sans se proposer d’y trop insister, des informateurs de la police secrète qui entourent constamment I.D. Sîrbu. Des voisins, des collègues ou des proches de l’écrivain, menés dans leur action par la peur, la haine ou la convoitise, ils sont, dans la plupart des cas, eux-mêmes des victimes du système répressif, victimes parfois de „la contagion” de la surveillance dans un système paranoïde, surveillance qui visait tous ceux considérés ennemis du nouvel ordre social. L’auteur observe avec justesse la façon dont la surveillance et la collaboration se répend, en cercles concentriques, en contaminant toute la société, à partir de quelques individus-clés, tels Ion D. Sîrbu, dont on surveille ou/et on attire à la collaboration tous ceux avec qui il entre en contact. L’attitude nuancée de Clara Mareş envers ces personnages, d’habitude rapidement et condescendamment jugés par d’autres chercheurs, laisse à entrevoir une sorte de dialogue à travers le temps avec le personnage principal de son livre, I.D. Sîrbu, qui paraît ainsi influencer lui même la façon dont on l’écrit. Car, comme d’autres détenus politiques ayant atteint un haut degré de compréhension et de compassion envers leurs proches, tel Nicolae Steinhardt, l’écrivain a pardonné à tous ceux qui lui avaient fait du mal, en arivant à la conclusion que ses bourreaux étaient eux-aussi des victimes, d’une certaine manière même plus pitoyables que leurs proies, car ils ne se rendaient pas compte de leur condition.

D’autres personnages de ce livre qui, tels des araignées qui tissent leur toiles, vivent aux dépens de tous les autres, par la propagation de la terreur et de la surveillance, en essayant de briser l’esprit des plus courageux et de corrompre les plus faibles, sont les employés de la Securitate. Parmi les très nombreux officiers qui s’occupent de Ion D. Sîrbu pendant 32 ans, il y a quatre noms qui sortent en évidence: Tudor Vornicu, le connu réalisateur de télévision, l’enquête de l’écrivain en 1957-1958, le lieutenant Olimpian Ungherea, qui a lui-même des velleités d’écrivain, le lieutenant-colonel Gheorghe Lungu, chef redouté du Service I de la Securitate de Dolj, dont le frère a été membre du Comité Central du Parti Communiste et maire de Craiova, et le lieutenant-colonel Ion Vâlceanu, principal responsable de la surveillance du milieu culturel et artistique de la ville de Craiova, qui a surveillé I.D. Sîrbu pour la plus longue période de temps, à partir du milieu des années 1970 et jusqu’à la mort de l’écrivain. Ce dernier est d’ailleurs le seul d’entre eux qui a montré un peu d’humanité envers I.D. Sîrbu, en proposant, sans succès, la fermeture de son dossier de surveillance lorsque le cancer dont celui-ci souffrait avait avancé. Après 1989, il a écrit et publié impunément ses mémoires à Craiova, et dont il serait très intéressant de comparer les souvenirs, avec toute la précaution nécessaire, bien sûr, aux dossiers qu’il a dressés pour I.D. Sîrbu.

La Securitate de Craiova, ville dans laquelle l’écrivain I.D. Sîrbu avait été exilé après son retour de la détention, a usé de tous ses moyens dont elle disposait pour briser celui-ci: la surveillance par des informateurs, par des microphones installés dans sa maison et son poste de téléphone, le filage, les perquisitions, le contrôle de la correspondance, la critique de ses œuvres par des critiques littéraires qui étaient des collaborateurs fidèles de la police politique, la censure de ses manuscrits, la compromission de sa crédibilité par le contact „bienveillant”, fait en public, par des officiers de la Securitate et par l’octroi d’un passeport etc. L’auteur, qui se propose, entre autres, en suivant le cas de Ion D. Sîrbu, de déconstruire les mécanismes de surveillance de la Securitate, décrit avec précision toutes ces procédures, en traduisant la langue de bois des documents dans une langue plus claire, en expliquant ce qui se cache derrières les termes techniques utilisés par la police politique (tels „dossier de surveillance informative”, „technique opérative” etc.). Cet aspect représente, à notre avis, l’un des grands apports de cet ouvrage et, en faisant ainsi, Clara Mareş élargit le public auquel elle s’adresse, en visant tous ceux intéressés par la façon dont la Securitate opérait.

Un autre aspect très important, que l’auteur amène à notre attention quatre fois à travers le livre, encore très peu connu/reconnu, concerne la bonne collaboration de la Securitate avec le Parti Communiste, aux dirigeants duquel les officiers de Dolj envoyaient périodiquement des rapports concernant le déroulement des actions qui visaient l’écrivain I.D. Sîrbu. Cette collaboration, qui amplifie la sphère de la responsabilité pour la répression de la société roumaine, a pris souvent la forme d’un rapport de subordination des représentants locaux du „bras de fer du Parti Communiste” face au premier secrétaire du Parti de la région, qui était celui qui signait les listes des personnes qui allaient être arrêtées par la Securitate, en ayant le pouvoir de faire grâce à qui il voulait.

Mais au-delà de tous ces aspects, des nouveaux renseignements que l’ouvrage apporte sur la vie et l’œuvre de Ion D. Sîrbu, sur les intellectuels roumains pendant le communisme et sur la façon dont toute la société et la Securitate fonctionnaient, reste la personnalité de l’écrivain I.D. Sîrbu, ce personnage hors du commun pour le milieu intellectuel roumain, qui ne se rebute pas en ce qui est essentiel devant les tentations et les difficultés, et qui s’impose comme modèle humain éternellement valable.

 

Ana-Maria Rădulescu
[The University of Bucharest]

 

ANA-MARIA RĂDULESCU – Drd. Facultatea de Ştiinţe Politice, Universitatea din Bucureşti, Master în Ştiinţe Politice, Facultatea de Ştiinţe, Politice, Universitatea din Bucureşti.


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