Violenţa ca armă politică


«Boko Haram»1 au Nigéria:
le fanatisme religieux comme projet politiquee
 

ISSOUFOU YAHAYA
[Université de Niamey]

Abstract:
Depuis le 11 septembre 2001, l’expression de la violence islamiste a pris un nouveau tournant. Bandits pour les uns, vaillants pour les autres, ces prosélytes se servent de la barbarie à des fins politiques avec un sens de l’imagination hardi. En Afrique subsaharienne, on vit une de violence interreligieuse et intercommunautaire au quotidien comme c’est souvent le cas au Nigéria. Dans ce pays de cent cinquante millions d’habitants, l’irruption tragique en juillet 2009 de la secte «Boko Haram», avec son lot de cruauté contre les symboles de l’État, demeure dans les esprits, dans ce pays pourtant riche mais où la manne pétrolière est confisquée par une poignée de «bienheureux». L’écrasante majorité de la population vit ici dans la misère et n’a d’autre recours que le repli communautaire et confessionnel insidieux et périlleux qui revêt une dimension politique.

Keywords: violence islamiste; violence interreligieuse; Boko Haram

 

Introduction

La mondialisation a façonné un monde dichotomique dans lequel 10% de la population du globe située au nord détient plus de 90% de richesses. Cette détention s’est faite au détriment des pays du sud, en particulier ceux du Sahel. Le monde est ainsi coupé en deux: d’un côté l’opulence insolente, de l’autre la précarité et la misère absolues, y compris, et cela est un paradoxe, dans les pays disposant d’abondantes ressources naturelles. Cette globalisation s’est accompagnée d’une mutation de la belligérance infra étatique que les médias diffusent en temps réel. Si l’Occident se barricade pour échapper à l’afflux des déshérités, faisant de loin quelques actions de bonne conscience, balise de culpabilité, en Afrique subsaharienne les sources de violence sont autant la (mal) gouvernance politique que l’appartenance identitaire et/ou confessionnelle, quand les trois variables ne sont pas liées.

En effet, avec une population âgée à près de 75% de moins de 30 ans, les pays du sud, à l’image du Nigéria, dans lesquels la misère et la violence prospèrent à grande échelle, sont confrontés à la mal gouvernance et au communautarisme, le tout enflammé par l’intégrisme confessionnel. Le repli identitaire et religieux, objet de la présente publication, dans lequel la le maître-mot est violence instrumentalisée par des «gourous» peu recommandables, impose et traduit une lecture politique.

Face aux politiques économiques et sociales aux fortunes diverses, la violence entre chrétiens au sud et musulmans au nord du pays traduit moins une division politique que confessionnelle qui rend propice la prolifération des sectes. «Boko Haram» en est la dernière de la série, de plus en plus meurtrière. La secte islamiste a fait irruption sur la scène politique en juillet 2009. Ses adeptes rapidement qualifiés de «Talibans noirs» pour leur barbarie (1re partie), agissent avec cynisme dans un pays où la loi islamique (la Sharia) a été proclamée dans plusieurs États fédérés (par des gouverneurs) à des fins électoralistes, avec un pic de violence politico religieuse en 2009 (2e partie).


1re partie: «Boko Haram», les «Talibans» noirs

Dimanche 26 juillet 2009, plusieurs groupes armés se sont lancés à l’attaque des symboles du pouvoir au nord du Nigéria. Les activistes de Boko Haram, armés de machettes, de couteaux, de fusils de chasse et de cocktails Molotov, ont écumé quatre États du nord, saccageant sur leur passage des églises, des commissariats de police, des prisons et des bâtiments publics.

Ces violences dans le nord du Nigéria avaient éclaté lorsque des islamistes de la secte «Boko Haram», ont tenté d’attaquer certaines mosquées dans l’Etat de Bauchi à la suite d’un différend qui a mis en cause leur chef Mohamed Yusuf et plusieurs théologiens musulmans. Plus tard, ces attaques se sont étendues sur les symboles du pouvoir et de la culture occidentale. Elles se sont ensuite propagées dans la région, touchant d’autres États fédérés situés au du nord du pays: Borno, Kano et Yobe. Jusque-là peu de choses étaient connues de la secte.

© AFP | Un homme inspecte ce qui reste du commissariat de police, incendié par les «talibans», le 28 juillet 2009 à Potiskum, dans le nord du Nigeria.


I L’irruption tragique de «Boko Haram»
Ça ne se passe pas dans la série télévisée «24 heures chrono» ou encore en Somalie, en Irak ou en Afghanistan, les théâtres habituels de ce genre d’attaques osées. Cette scène dominicale, grandeur nature, digne d’un scénario hollywoodien, s’est déroulée le 26 juillet 2008 d’abord dans l’Etat de Bauchi (capitale de l’Etat du même nom) au nord-est nigérian, avant de s’étendre sur plusieurs autres États fédérés du pays. Elle est l’œuvre du «Boko Haram», un mouvement islamique fondamentaliste. Selon la plupart des médias africains, en Afrique, il n’y a qu’au Nigéria où l’on peut observer une telle violence politico-religieuse. Les premières versions de cette scène de stupeur font état des militants islamistes prenant d’assaut un commissariat de police afin de s’approvisionner en armes et munitions pour mener leur jihad. Il est à ce niveau important de replacer les faits dans leurs contextes. Le mythe de «guerre sainte» dans le nord du Nigéria est à relativiser, car, les affrontements religieux mettent régulièrement aux prises les musulmans entre eux. Même le jihad (le vrai) d’Usman Dan Fodio en 1803 ne visait que les mauvais musulmans, aucune allusion aux Chrétiens n’est faite. Dans la même foulée, les mouvements qualifiés de fondamentalistes s’en prennent le plus souvent à leurs coreligionnaires. «Les violences entre musulmans font autant de victimes que contre les chrétiens et elles se distinguent bien du registre des croisades, des attaques contre l’État et des tensions communautaires susceptibles de prendre une apparence religieuse lorsque les parties en lice relèvent de confessions différentes»2.

Toutefois, la violence dans la localité a été amplifiée par l’armée. En effet, ce sont les forces de sécurité qui ont lancé offensive d’envergure contre la secte, au terme d’une longue période de surveillance, a expliqué Isa Yuguda, gouverneur de l’Etat de Bauchi3, précisant que les autorités fédérées étaient bien au courant des projets funestes de la secte, ce qui leur a permis donc d’agir rapidement. «Nous les avons devancés» a-t-il souligné plus tard, car, arguant que si les forces de l’ordre n’avaient pas été aussi efficaces, les islamistes auraient ravagé tout Bauchi.

Victimes de la secte «Boko Haram»

Les disciples de Mohamed Yusuf, chef de la secte fondamentaliste «Boko Haram», originaire de Maiduguri (État de Borno, nord-est du pays), prévoyaient de mener des attaques ciblées à Bauchi en raison d’une série de conflits théologiques intervenus entre leur chef et plusieurs théologiens de la ville, dont Ali Ibrahim Fantami et Malam Idris Abdul Aziz. Le porte-parole de la police de l’État de Bauchi Mohamed Barau confirma que les fanatiques avaient une liste de personnes à éliminer à Bauchi. Selon lui, la liste mentionnait notamment Malam Idris Abdul Aziz et ses pairs, qui s’étaient livrés à des polémiques avec Mohamed Yusuf et avaient tenté de discréditer la haine qu’il vouait à l’enseignement occidental, sur la base d’arguments tirés du Coran et d’autres enseignements tels que les hadiths (recueil des actes et paroles de Mahomet).

Ali Ibrahim Fantami et Malam Idris Abdul Aziz avaient à plusieurs reprises invité Mohamed Yusuf à débattre sur les principes et doctrines de l’islam et l’avaient ridiculisé en raillant publiquement son insuffisante compréhension du Coran. Lors de l’une de ces controverses, Mohamed Yusuf, qui reconnaissait ne pas avoir fait de longues études, avait exprimé d’importantes réserves sur la théorie de l’évolution des espèces de Darwin, déploré le fait que les neuf planètes du système solaire portent des noms de divinités païennes et rejeté la théorie du big-bang et l’échelle des temps géologiques.Toutes ces notions, universitaires de surcroît, ne sont appréhendables qu’avec un certain niveau d’études et de culture, ce qui n’est visiblement pas le cas du gourou de la secte «Boko Haram» dont le niveau d’études est à cheval entre le primaire et le secondaire. Face aux théologiens plus cultivés, le chef de «Boko Haram» avait précisé avoir découvert certains de ces concepts dans l’Encylopedia Britannica. Le gouverneur Isa Yuguda, qui a rendu visite aux détenus de la secte dans leurs cellules conforte cette ignorance. Il raconte que l’un d’entre eux, un habitant du Bauchi, confondait les enseignements du Coran sur le système solaire avec ceux de son manuel de géographie. «J’ai étudié la géographie expliqua le gouverneur, et le fait est que c’était la matière où j’étais le plus doué, et quand le jeune homme n’a pas su défendre ce qu’il disait et expliquer correctement le mouvement du soleil, ça m’a rendu fou».

D’aucuns estiment que l’humiliation du chef de «Boko Haram» par les théologiens de Bauchi a motivé le projet d’attaque de la mosquée Dar-es-Salaam, dans le quartier de Dutsen Tanshi, dans la ville de Bauchi. En effet, souligne un témoin de la descente matinale des fanatiques, Sile Abubakar qui a assisté à l’arrivée de ces hommes près de la mosquée Dar-es-Salaam, ils hurlaient des menaces en mentionnant plusieurs imams de ce lieu de culte. «Ils étaient une trentaine, avec des pistolets et d’autres armes. C’était vers l’heure de la prière du matin. Ils insultaient Fantami et Abdul Aziz, mais c’était Yau qui dirigeait la prière ce matin-là». Les personnes visées étant absentes, c’est sans doute à partir de là que de nouvelles cibles personnifiant les lieux du pouvoir ou symbolisant la culture occidentale semblent devenues prioritaires, ainsi que d’autres États fédérés.

II Ignorance sous fond d’amalgame
Mohamed Yusuf est le leader de Boko Haram, secte que les médias présentent avec beaucoup d’empressement comme une ramification des talibans d’Afghanistan. En langue Haoussa, Boko Haram, signifie littéralement «l’instruction est un péché». Comme la plus part des pays ouest africains sont d’anciennes colonies, le système éducatif local n’est pas complètement étoffé et complet. Pour faire des études plus poussées, donc savantes, leurs ressortissants se trouvent dans l’obligation de séjourner en Occident. Par abus de langage, «Boko» a fini par signifier l’instruction plus poussée, donc occidentale. L’amalgame est vite fait. Officiellement le chef de «Boko Haram» semble avoir étudié la théologie à l’Université Islamique de Médine, en Arabie saoudite. Mais ces études, il ne les a jamais terminées. Sans doute, il n’avait pas les dispositions intellectuelles nécessaires; son niveau d’études étant très moyen. Lui-même indique assez souvent lors des débats théologiques qu’il n’a guère fréquenté que l’école primaire. Mince, de taille moyenne et portant une barbichette, Mohamed Yusuf était bien plus connu pour son intolérance et ses prêches condamnant les musulmans modérés. Père de douze enfants, marié à quatre femmes, il est né le 29 janvier 1970 à Girigiri, un village de l’Etat de Yobe dans le nord-est du Nigéria.

Toutefois, «Boko haram» n’est pas une première dans ce pays. En 1980, à Kano, la révolte d’un autre gourou Maï Tatshine avait fait plus 4000 morts essentiellement des musulmans. L’application de la Sharia est l’une des exigences des fondamentalistes.


2e partie: instauration de la Sharia et violence politique

I. Dérives sectaires et régimes véreux
L’équipée de «Boko Haram» intervient presque trente ans après une autre plus désastreuse au Nigéria. Début 1980, un mouvement millénariste dirigé par Malam Maï Tatshine avait vu le jour. Caractérisé par des rituels insolites (par exemple une sorte de gym tonique durant la prière), il avait provoqué des troubles graves dans le pays en prônant, y compris et surtout par la violence le renversement du régime en place. En tout cas, l’objectif ne semblait pas être la création d’un Etat islamique, mais faire un règlement de compte et engendrer une anarchie. Contrairement à «Boko Haram» piloté par un inculte, ignorant tout de la science et des progrès scientifiques, il apparaissait plus comme une secte dont la visée avait consisté dans la préparation du fidèle à la fin des temps afin qu’il serve de bras armé contre l’ordre établi, l’État. Cet illuminé inspira une gigantesque révolte qui ensanglanta la ville de Kano en décembre 1980, détruisit les symboles de l’État et tout ce qui représente la civilisation occidentale à ses yeux. Plusieurs jours durant, cette révolte mobilisa des foules immenses, fanatisées, convaincues et dopées par les «révélations» du gourou. Ce mouvement fut violemment réprimé par les forces de l’ordre. Les victimes se comptaient par milliers dont le gourou lui-même. L’islam est depuis devenu suffisamment politique et prend de plus en plus la forme d’une opposition politique pour tous ceux qui se sentent à la marge, les «sans-pouvoir» et l’élite frustrée.

Tout comme le mouvement de 1980, «Boko Haram» est une secte d’extrémistes islamistes dont la filiation avec les Talibans n’est jamais prouvée. Créée en 2004 selon certaines sources, née sous ce nom en 2002 à Maiduguri, la capitale de l’État de Borno (mais selon les autorités, «le groupe existe depuis 1995 sous différents noms (...) mais toujours avec la même doctrine d’intolérance», selon Marylyn Ogan, une porte-parole de la Sûreté nigériane), elle était composée essentiellement d’étudiants en échec scolaire et comptait alors environ 200 membres assidus, dont des femmes. La presse lui colle l’étiquette de vouloir instaurer un État «islamique pur» dans plusieurs États du nord du Nigéria, à l’instar des talibans en Afghanistan. Si le lien avec ce pays n’est pas probant, des présomptions sont faites sur des présumés liens avec l’ex GSPC (Groupe salafiste pour la prédication et le combat) algérien devenu AQMI (al-Qaïda au Maghreb islamique). Là encore aucune preuve n’est avancée. Selon un de ces experts occidentaux du renseignement, il est vrai plus aptes à supputer qu’à illustrer, toutes les attaques qui ont eu lieu au nord du Nigéria à partir du 26 juillet étaient «coordonnées». Le quotidien local The Nation a indiqué que le Service de sécurité de l’État, connaissait depuis 2006 l’existence de «Boko Haram» qu’il a catalogué comme étant un «groupe religieux meurtrier» lors de la présentation d’un rapport à la présidence en 2007. Toutefois, les faits semblent indiquer que la secte «Boko Haram» n’aurait été découverte qu’au cours des deux dernières années. L’une des conclusions des Services de renseignements nigérians (SSS), est le fait que plusieurs membres de la secte auraient été formés et entraînés en Algérie. «Ils ont un lien avec le GSPC-al-Qaïda, basé aux confins des frontières entre l’Algérie, le Mali et le Niger. Un certain Barnawi Khalid, un Algérien (?) est identifié comme le «sponsor» de cette secte»4. Selon la même source, «le premier groupe de recrues a été formé en 2006 par le GSPC. En fait, un neveu d’un ancien gouverneur d’un Etat du nord-est a été profondément impliqué dans la coordination de la secte. De même, un ancien président du gouvernement local au Niger est également impliqué avec l’un des dirigeants de la secte»5. Mais ces informations tellement vagues semblent plus relever du fantasme qu’autre chose, car elles ne fournissent pas le moindre commencement de preuve sur les liens entre Boko Haram et AQMI.

Dégâts provoqués par les affrontements entre la secte islamiste Boko Haram
et les forces de l’ordre, dans le nord du Nigéria, 27 juillet 2009

Depuis 2004, «Boko Haram» avait déjà affronté à plusieurs reprises les forces de l’ordre. Mais les combats qui ont éclaté le dimanche 26 juillet 2009 et qui ont duré quatre jours, ont atteint une violence inégalée. L’armée nigériane a dû utiliser les grands moyens pour venir à bout de cette insurrection, en moins de cinq jours, faisant plus de 600 morts (forces de l’ordre, civils et membres de la secte réunis). Bien que le nord d’un pays d’au moins 150 millions d’habitants, soit à dominante musulmane (le sud est majoritairement chrétien), la religion ne semble pas être mise en cause, comme c’est souvent le cas au Nigéria, où depuis 2000, douze États septentrionaux ont instauré la Sharia.

Avant le début des affrontements sanglants, Mohamed Yusuf aurait envoyé des lettres à dix-huit (18) leaders musulmans de la ville pour leur annoncer leur exécution prochaine, selon un dignitaire musulman de Maiduguri, interrogé par l’AFP (Agence France-Presse). En 2004, les «Talibans» du Nigéria, qui comptait environ 200 membres, avaient établi leur base dans le village de Kanamma (Yobe) et baptisé leur campement «Afghanistan». Le 13 novembre 2008, Mohamed Yusuf avait été arrêté ainsi que des membres de la secte pour «rassemblements illégaux» et «troubles à l’ordre public», selon Marylyn Ogan. Une Haute cour de justice à Abuja, la capitale fédérale du Nigéria, avait toutefois ordonné leur libération le 20 janvier 2009. Depuis cinq ans, la secte a affronté plusieurs fois les forces de l’ordre, mais le bilan des violences du 26 juillet au 30 juillet demeure inégalé.

Enfin l’utilisation des jeunes et des femmes dans le prosélytisme islamique au Nigéria n’est chose nouvelle. Au début du XIXe siècle, les animateurs du jihad de Dan Fodio étaient des trentenaires et leur révolte a sonné comme une remise en cause de l’establishment. C’est aussi une lutte pour la défense des pauvres contre les exagérations des nantis. En 1980 la révolte de Maï Tatsine6 était soutenue par des mendiants itinérants les Gardawa. D’autres mouvements ou chefs religieux ont recruté aussi parmi les pauvres: Cheikh Abubakar Gumi levait ses Yan Izala (fondamentalistes musulmans) parmi les démunis et les femmes, tandis que son collègue al-Zak-Zak assurait une forte mobilisation dans les campus universitaires. De l’université à la politique le pas est vite franchi avec l’instauration de la Sharia dans certains États fédérés.

II. Instauration de la Sharia et violence politiques
Dans de nombreux pays musulmans, l’application de la Sharia n’est pas plus différente que celle de la peine de mort aux Etats-Unis. Le tribalisme non plus n’est pas symptomatique du continent noir. En réalité il est le résultat de la politique européenne coloniale et postcoloniale de diviser pour mieux régner qui a consisté à confier le pouvoir d’État aux minorités ethniques pour mieux exercer sur leurs représentants au pouvoir, un perpétuel chantage destiné à spolier les ressources naturelles des pays en question, grâce aux multinationales et autres compagnies gloutonnes et prédatrices. C’est précisément dans ces conditions de frustration que le discours des islamistes prend la forme d’une opposition politique qui a du mal à exister dans ces dictatures. Quand bien même l’écrasante majorité de la population ne partage pas leurs idées, il n’en demeure pas moins qu’elle se reconnaît dans leur courage politique pour oser braver les institutions afro-monarchiques, jouissant de la plus grande impunité. Ils apparaissent mêmes comme la voix des sans-voix.

Toutefois, la ferveur politico-religieuse est inquiétante au Nigéria, un État pourtant laïc. En effet, pour cause de fédéralisme, chaque État peut faire à peu près tout et n’importe quoi chez lui. Non sans rire on peut énumérer: l’instauration la Sharia et l’amputation des mains à tour de bras, la lapidation des femmes convaincues d’adultère, la fermeture des lieux de réjouissance, etc... Ce qui se passe dans ce pays n’est qu’un nouvel épisode de ce sanglant feuilleton religieux7 et intercommunautaire qui fait régulièrement la une de l’actualité: novembre 2008, des violences interconfessionnelles, engendrées par la contestation d’une élection locale, font au moins 200 morts dans la ville de Jos, au centre du pays.

Mai 2004, l’attaque, par des miliciens chrétiens, d’un village d’agriculteurs musulmans situé à l’ouest de la capitale Abuja, entraîne des affrontements qui causent la mort de 630 personnes. Novembre 2002: des affrontements entre chrétiens et musulmans font près de 220 morts à Kaduna (nord). Septembre 2001, des affrontements intercommunautaires dans le centre du pays font plusieurs centaines de morts.

En février 2000, des émeutes entre musulmans et chrétiens s’y sont produites et traduites par plus de 3000 morts. Elles ont été provoquées lors de l’instauration de la loi islamique à Kaduna, grand centre urbain du nord du pays. En septembre 2001, près de 1000 personnes ont été tuées lors des heurts entre musulmans et chrétiens à Jos.

En octobre 2000 l’adoption de la Sharia dans plusieurs États du nord entraîne des émeutes entre chrétiens et musulmans, qui font plusieurs centaines de victimes. Un chao quasi permanent qui se noue et se dénoue sous le regard du pouvoir central d’Abuja, incapable ou constitutionnellement empêché d’y mettre de l’ordre. En effet, l’État fédéral paraît désarmé face à cette montée en puissance des pouvoirs religieux. Alors que la laïcité est inscrite dans la constitution fédérale, le président de l’époque Obasanjo n’avait rien fait pour empêcher les États du nord de la fédération d’instaurer la Sharia. «The Guardian» un quotidien du pays cité par Pierre Cherruan affirme que «les mouvements religieux sont forts de la faiblesse de l’État»8. L’emballement affiché pour la loi coranique de la part des populations paupérisées, est indissociable du contexte social et politique nigérian estime Albert Kasanda Lumembu9. Pour lui il est à mettre en relation avec l’impuissance des structures étatiques et économiques en pleine dégradation, à répondre aux attentes des populations. A cela s’ajoute une misère rampante et déshumanisante, en apparence sans issue, dans laquelle végètent les populations. Il estime que «la Sharia apparaît comme la solution aux maux, l’outil d’un mieux économique, social, politique et spirituel. Elle revêt alors la forme d’un principe de moralisation publique proposant de rétablir une société de justice sociale. Elle peut aussi revêtir un aspect purement politique. C’est pour des raisons purement électoralistes que certains gouverneurs ont promulgué la loi islamique»10.

Pendant que certains justifient cette ferveur religieuse pour lutter contre la corruption, la piété religieuse peut constituer un espace de gestion de l’infortune et de (re) construction sociale et identitaire. Ainsi, devant les défaillances des pouvoirs publics, «la guérison miraculeuse est un service de santé; les écoles confessionnelles suppléent l’enseignement public; la solidarité entre frères et sœurs en Dieu permet de se serrer les coudes, de se constituer en justice pour combattre l’arbitraire ou de se faire la courte échelle dans les labyrinthes administratifs et sur le marché du travail exigu, où les associations religieuses font offices de lobbies»11.

Peu à peu, les sectes chrétiennes et musulmanes se sont immiscées dans tous les secteurs d’activités. Très puissantes financièrement, elles prélèvent régulièrement le dixième des revenus de leurs fidèles. En échange de cette dîme, elles les aident à trouver des emplois et à lever des fonds. Dans certaines régions délaissées par l’État, notamment le delta du Niger, elles prennent même à leur charge la construction des routes. Faute de moyens financiers, les États africains se trouvent dans l’incapacité de payer régulièrement le salaire des enseignants alors que les établissements religieux bénéficient fréquemment d’apports extérieurs. Les ONG (Organisations non gouvernementales) des pétrodollars, «la Libye et d’autres pays arabes financent nombre d’écoles coraniques en Afrique de l’ouest».


Conclusion

Les écoles privées d’essence chrétienne se multiplient également au Nigéria. Elles profitent de la faillite des établissements publics, où l’absentéisme des enseignants bat des records. Elles offrent un enseignement réputé plus sérieux et jouissent fréquemment de l’aide de «parrains étrangers» dont les Eglises américaines, qui s’intéressent de plus en plus au continent noir. Dans ce pays, la concurrence féroce entre la multitude de mouvements chrétiens et musulmans entraîne fréquemment une surenchère, faisant la part belle aux extrêmes. Cette montée des tensions religieuses est d’autant plus inquiétante que, dans plusieurs pays clés pour la stabilité de l’Afrique, Musulmans et Chrétiens ont un poids démographique équivalent. En Côte d’Ivoire, au Soudan, au Tchad et au Nigéria par exemple, chacune des deux communautés religieuses se prétend majoritaire, sans qu’il ne lui soit possible de le démontrer. Pour consolider l’unité nationale, une loi non écrite stipule que lorsque le Président est nordiste, son vice-président doit être sudiste et vice versa. Une lecture religieuse de ce bicéphalisme n’est pas interdite.

Rien n’est moins sûr dans ces pays fragiles que le pouvoir central soit encore assez fort pour empêcher la montée des intolérances, d’autant que les financements viennent de l’extérieur d’une part, et d’autre part il semble avoir perdu toute crédibilité, car il est profondément corrompu et incapable d’assumer ses obligations élémentaires. Les confessions apparaissent comme une affirmation identitaire, l’addition d’affinités profondes permettant l’émancipation des victimes de la pauvreté et de l’exclusion sociale. Les croyants sont alors galvanisés par des perspectives spirituelles leur permettant d’endurer sans protestation les épreuves et les sacrifices que leur impose une économie globalisée. Malgré son engagement dans le processus de mondialisation, l’Afrique reste globalement marginalisée sur le plan économique (1% des échanges mondiaux): les règles de jeu pour garantir l’équité et l’égalité de chance dans les compétitions économiques sont constamment bafouées. L’OMC (organisation mondiale du commerce) s’est traduite pour le sud comme un marché de dupes, où les subventions affluent au nord, faussant la libre concurrence surtout dans le domaine agricole dans lequel le Continent pouvait légitimement rivaliser.

Sur le plan politique l’Afrique ne se porte guère au mieux. Et si elle brille, c’est par l’immigration, les conflits tribaux, les tensions interreligieuses, la corruption ou encore le détournement des deniers publics par des classes politiques pourries, artificiellement maintenues par les anciens colonisateurs. C’est justement sur ces terres, au Sahel qu’apparaît un islamisme d’un genre nouveau, plus radical, sauvage et cruel, filialisé par al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Sans exercer le moindre prosélytisme, il a fait du kidnapping et du trafic de drogue son fonds de commerce. Bien que n’ayant aucune ligne politico-idéologique claire, autre que du banditisme et la menace les Occidentaux innocents, ce sont encore et toujours les Africains qui trinquent. Pour l’instant!

 

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NOTE

1 En langue Hausa «Boko» signifie «école» et «Haram», terme arabe désigne «interdiction». L’expression traduit l’idée selon laquelle l’école occidentale ou à l’occidentale est source de péchés, de ce fait prohibée.
2 Perouse de Montclos, Marc-Antoine, «Vertus et malheurs de l’islam politique au Nigeria depuis 1803» In Gomez-Perez, Muriel, L’islam politique au sud du Sahara : identité, discours et enjeux, (Paris, Karthala, 2005), 550.
3 Abdulrazaque Bello-Barkindo, Next 03.08.2009 repris dans http://www.courrierinternational.com/article/2009/08/03.
4 Bouftah, Mohamed, «Le GSPC infiltre les rebelles nigérians», Document Internet.
5 Bouftah, Mohamed, Le GSPC infiltre
6 Isichei, E., «The Maitatsine rising in Nigeria, 1980-1985 : A Revolt of the Disinherited», in Journal of African Religions, Vol. 17, N°3, (1987):194-208.
7 Perouse de Montclos, Marc-Antoine, «Vertus et malheurs de l’islam politique au Nigeria depuis 1803» In Gomez-Perez, Muriel, L’islam politique, 529-555.
8 Cherruan, P., «L’autre front du „choc des civilisations”», Courrier International du 27 septembre 2001.
9 Kasanda Lumembu, A., «Le Nigéria, terre des intégrismes», Relations, avril-mai 2004 (692), p. 26-27.
10 Servant, J-C., «Au Nigéria, la charia à l’épreuve des faits», Le Monde Diplomatique, juin 2003.
11 Smith, S., La Négrologie, pourquoi l’Afrique meurt, Paris, Calmann-Lévy, 2003, pp. 168-169.

 

ISSOUFOU YAHAYA – Chef du Département d’histoire de l’Ecole Normale Supérieure (Université de Niamey), Issoufou Yahaya est titulaire de deux doctorats en Histoire (Paris 1 Sorbonne) et Sciences politiques (Science Po Toulouse). Titulaire d’un Master II de Défense, il a été de 2006 à 2008 Vice-président du Groupe d’Etudes et de Recherches sur le Continent Africain (GERCA) de l’Université de Toulouse 1 Capitole (France). Dr Yahaya est également professeur à l’Ecole de formation des officiers du Niger et Conseiller technique à la Présidence du Niger (HACP).


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