Circulație intelectuală: Franța-România


Le libéralisme et la critique du totalitarisme
dans le discours dissident de Doina Cornea
 

ANDREEA ZAMFIRA
[University South-East Europe „Lumina”]

Abstract:
This article aims at analysing Doina Cornea’s conception about two opposite phenomena that Romania experienced before 1989, i.e. the liberalism and the totalitarianism. The analysis is mainly based on the letters that Doina Cornea, one of the most known Romanian dissidents, wrote and transmitted trough the Radio Free Europe after 1982. Several themes related to liberalism and totalitarianism are under scutiny here: the individual liberty, the citizenship, the thruth, the tandem diversity-uniformity, etc. The main objective of this article is that of highlighting the relation that our author establishes through arguments between liberalism and democracy.

Keywords: citizenship; liberalism; totalitarianism; democracy

Rezumat:
Liberalismul și critica totalitarismului în discursul disident al Doinei Cornea
Acest articol își propune să analizeze concepţia Doinei Cornea despre două fenomene opuse pe care România le-a experimentat înainte de 1989 – liberalismul și totalitarismul. Această analiză este bazată în principal pe scrisorile pe care Doina Cornea, unul dintre cei mai cunoscuţi disidenţi din România, le-a scris și transmis prin intermediul Radioului Europa Liberă după 1982. Mai multe teme înrudite cu liberalismul și totalitarismul sunt examinate aici: libertatea individuală, cetăţenia, adevărul, tendemul diversitate-uniformitate etc. Cel mai important obiectiv al acestui articol este acela de a evidenţia relaţia pe care autoarea noastră o stabilește argumentat între liberalism și democraţie.

Cuvinte cheie: libertate; cetăţenie; liberalism; totalitarism; democraţie

Introduction

Après la chute du régime communiste roumain, on a assisté à un renouveau impréssionant du libéralisme, généralement jugé le remède le plus approprié contre ce que Hannah Arend appelait la «pathologie de la modernité1» – le totalitarisme. Dès l’installation du totalitarisme dans les pays de l’Europe centrale et orientale, nous explique Dominique Colas, les écrivains l’ont associé à un grand ennemi de l’État et de la loi, des anciennes structures politiques des sociétés2 – de tous les valeurs et principes fondamentaux promus par le libéralisme: la liberté individuelle comme principe politique suprême, la liberté d’expression des individus, la responsabilité individuelle, la limitation du pouvoir du souverain/ le gouvernement limité, le respect des droits de l’homme, l’initiative privée, la libre concurrence, l’économie de marché, l’État de droit, etc. Cette dichotomie discursive durable explique en bonne mesure comment l’opposition civique au régime communiste est arrivée à être assimilée presque parfaitement à la philosophie libérale.

Fondé sur une analyse du discours dissident de Doina Cornea, considérée un symbole de la résistance anti-communiste roumaine3, cet article se propose de mettre en évidence les différentes interprétations et significations que notre auteur a données au cours du temps aux deux phénomènes opposés, libéral et totalitaire, et, en même temps, d’identifier les avatars du libéralisme défendu plus ou moins explicitement dans ses célèbres lettres clandestines et textes post-décembristes, réunis et publiés par la maison d’édition bucarestoise, Humanitas, en 19914.

Doinea Cornea, originaire de Braşov, a été traductrice, publiciste et universitaire dans la ville de Cluj-Napoca jusqu’au moment de sa destitution, en 1982, destitution qui a suivi la diffusion de ses premières lettres à la Radio Europe Libre. Dès les premiers contacts clandestins avec ce poste de radio (1982), jusqu’au mois de décembre 1989, l’auteur a signé une série de lettres ouvertes, adressées au chef de l’État roumain (sommé de ne plus ignorer le mécontentement général), aux organisations internationales (un possible allié dans la lutte contre la transgression massive des droits de l’homme) et aux Roumains (appelés, au nom du peuple entier ou des jeunes, à prendre conscience de l’état de fait). En ce qui concerne les lettres écrites après la dissolution du régime dictatorial, elles reflètent l’intérêt de l’auteur pour l’amélioration concrète des réalités politiques et sociales. La réforme démocratique et la solidarité avec les intellectuels contestataires ne sont que deux points communs aux deux agendas civiques de Doinea Cornea, d’avant et d’après 1989. Ce qui différencie les deux agendas est, entre autres, le déplacement de l’accent d’une réflexion essentiellement théorique, soutenant les préceptes démocratiques, vers la préoccupation pour l’action au profit du «changement» de système, préoccupation qui a mené Doina Cornea à s’engager auprès du GDS (Groupe du Dialogue Social), du Forum Démocrate Antititolitaire ou du Parti National Paysan Chrétien-Démocrate (PNŢCD).


La conception sur l’homme et le citoyen

Les textes de 1982-1989 consistent à une vive critique systèmatique de la faiblesse ou même de l’absence de la cohésion sociale, de la responsabilité de l’individu envers la collectivité et de l’atomisation pernicieuse de la société entière. La conception sur l’individu qui ressort de ces textes est essentiellement d’inspiration libérale, elle est fondée sur le refus de la fusion entre le réductionnisme, le darwinisme social et le matérialisme. Contrairement à la conception libérale, dans celle marxiste, dominante à l’époque communiste, l’individu représente un simple produit de l’environnement social. On peut donc retenir une première clef de voûte des textes susmentionnés: le retour à une philosophie morale, opposée au marxisme et à la vision matérialiste sur l’homme.

Afin de mieux distinguer entre la conception que notre auteur défend et les autres, nous proposons un court retour aux principaux postulats libéraux, tels qu’ils ont été présentés par David Ricci, en 19945. Selon le premier postulat libéral, tous les hommes sont dotés par Dieu avec des droits naturels inaliénables et, par conséquent, sont égaux devant leur Créateur. Ce premier postulat extrait son essence de deux grandes thèses, créationniste et jusnaturaliste. Le second postulat libéral, qui se trouve au centre de la doctrine portant le même nom, reconnaît la capacité de l’homme de raisonner. En extrapolant, l’homme qui vit dans la cité, le citoyen, est capable de produire des jugements politiques substantiels, d’agir et de se protégér contre la tyrannie. Le troisième précepte illustre l’importance de l’interposition du système de type checks and balances entre les différents acteurs qui participent à l’accomplissement de l’intérêt général6. Le postulat suivant rend explicite l’utilité d’un modèle d’organisation pluralitaire, basé sur la séparation des pouvoirs, les élections libres et fréquentes, les droits civils, les partis politiques, le referendum, l’initiative, etc. Nous observons que la conception de Doina Cornea sur l’individu, les libertés et droits de l’individu, le rôle de l’individu dans la sociéte (et le devoir de s’opposer à toute entrave étatique à la liberté individuelle) se confond avec celle proposée par le libéralisme classique.


La conception sur la liberté et la citoyenneté

Un autre concept-clé dans les lettres inclues dans le volume Scrisori deschise şi alte texte est celui de liberté. C’est un concept qui, d’ailleurs, revient obséssivement dans les écrits de Doina Cornea, d’avant et d’après 1989. La conception sur la liberté que la philosophie morale offre représente le point de départ pour l’entier projet intellectuel de Doinea Cornea. S’opposant de nouveau aux préceptes matérialistes, notre auteur se présente comme étant l’adepte de la thèse philosophique et théologique qui énonce la primordialité de l’esprit sur la matière. Implicitement, Doina Cornea militte pour la restauration d’un rapport hiérarchique juste entre l’esprit et la matière, en culpabilisant l’État d’avoir essayé de réduire les individus à leur dimension purement biologique. Nous avons encore une fois l’occasion de constater à quel point notre auteur prend distance par rapport à la conception marxiste de la liberté et de la citoyenneté. Tandis que le marxisme plaide pour la création progressive d’une citoyenneté passive, le libéralisme est en faveur de la «nouvelle citoyenneté», partie intégrante de la «bonne société» décrite par Seymour Martin Lipset dans Political Man. Et la «bonne société» ne peut être construite autrement qu’aux moyens de l’éducation d’un citoyen responsable et actif.

Nous observons que, dans l’articulation de ses plaidoyers, Doina Cornea utilise une série d’arguments d’ordre théologique, ce qui permet de dire que son discours dépasse, par son éthicisme, le cadre théorique libéral de l’époque. Ne donnons ici que l’exemple de la conception sur la liberté ! Il est bien clair que l’auteur attribue un sens religieux à la liberté. Elle différencie entre, d’un côté, la liberté intérieure, résultant de la résistance spirituelle, individuelle, possible gràce à un «effort de volonté et d’attention nécessaire pour garder la disponibilité envers un contenu spiritiuel virtuel7», et, d’autre côté, la liberté de droit ou extérieure, comprise en tant que prolongement de la première.


La conception sur la vérité

Quant à la vérité, Doina Cornea la définit comme source de trois vertus théologiques essentielles: la foi, l’amour pour Dieu et l’espoir dans le futur. En conséquence, elle soutient que tout pouvoir qui transgresse les droits à la liberté et à la vérité, tels qu’ils sont définis dans la philosophie morale, doit être condamné pour l’ostracisme contre l’individu. Les ainsi dites «morale communiste» et «morale socialiste» ne sont que des contradictions en termes, montre notre auteur. L’utilisation de ces syntagmes est regrettable, car elle peut créer des confusions à des effets catastrophiques: la manipulation des consciences, la politisation excéssive de l’enseignement, la transformation des sciences sociales selon le modèle de la philosophie marxiste-léniniste et des universités dans des fabriques d’intellectuels contrôlés par le parti-État similairement aux robots informatiques, etc.

Par son plaidoyer sur la vérité, notre auteur s’approche beaucoup de la perspective proposée par Rawls et la philosophie libérale – la vérité se trouve dans une multitude de formes, à condition qu’elle ne porte pas la marque de l’intervention de l’État. Le revers de la vérite telle qu’elle est définie par les libéraux serait la vérité unique, la vérité d’État.


La conception sur les effets du totalitarisme

Il est également à remarquer l’importance que l’auteur accorde à la critique du statut de l’individu dans la société totalitaire. Selon Doina Cornea, cet individu est écrasé par l’idéologie réductionniste «stérilisante», est dégradé, stéréotypé; sa conscience est irréversiblement pervertie par le triomphe des valeurs matérielles (l’argent, les relations, le confort) au détriment des valeurs morales, cultivées par les élites d’autrefois. La pensée des jeunes est corrompue et ce, entre autres, à cause de l’utilisation des méthodes d’enseignement quantitatives au détriment des méthodes qualitatives. On assiste à un processus au bout duquel les individus cessent de penser librement8.

Notre écrivain ne se limite pas à démasquer les effets pervers de l’idéologie réductionniste sur les individus (la violation de la liberté intérieure et extérieure). Elle essaie de dévoiler aussi les conséquences négatives du marxisme sur la totalité des individus, sur le peuple. Au fur et à mesure du temps, le régime totalitaire provoque de véritables mutations anthropologiques. Ainsi, les paysans, une fois «les porteurs des valeurs latentes», deviennent des déracinés, habitants inadaptés des périphéries des villes; les ouvriers se retrouvent affaiblis par la classe; les intellectuels arrivent à être recrutés et promus selon des critères compromettants. Il s’agit, donc, d’un ample processus d’aliénation9, d’un désastre anthropologique déclenché par le régime d’inspiration matérialiste: la destruction des modes de vie (et des coutumes) traditionnels, la décimation de l’élite intellectuelle (et des valeurs transmises d’une génération à l’autre), la modification de l’architecture des villes (et des anciens repères culturels), du spécifique architectonique rural (qui, normalement est différent d’une région à l’autre, en fonction du relief et des traditions populaires). Certainement, il s’agit non seulement d’une modification de l’habitat et du mode de vie mais aussi d’importantes modifications psychologiques affectant la mémoire collective.

L’aliénation justifiée par la lâcheté et la peur constitue, à l’opinion de l’auteur, le résultat de la perte de l’identité personnelle, effet évident de l’homogénéisation. En nous rappelant le personnage Bérenger de Rhinocéros d’Eugène Ionesco, Doina Cornea ne fait que souligner sa croyance en une force humaine capable de se défendre contre les psychoses sociales et les obséssions induites à l’inconscient collectif par l’idéologie totalisante – la croyance en une liberté capable d’individualisation –, et, en même temps, sa confiance en un individu responsable, prêt à s’assumer la liberté. On est déjà devant le portrait de plus en plus clair de l’individu libéral.

Certes, pour Doina Cornea, la liberté représente une valeur en soi. Dans ses lettres, la liberté en tant que catégorie théorique est construite principalement à l’aide des arguments fournis par la philosophie morale:

«La condition essentielle dans le processus de restauration intériure ou de cultivation des vertus est la liberté: la liberté définie en tant que purification, en tant que libération de tout ce qui est capable d’assujettir: ressentiments, égoïsmes, avidités, soif de pouvoir, mais aussi crainte, lâcheté, mensonge et hypocrisie. La liberté n’est pas ce qu’on reçoit sans effort, par les Constitutions, lois ou décrets. Cette liberté de droit, importante également, reste d’une telle ou telle manière extérieure à nous. La liberté concrète, celle de facto, celle qui est intégrée à notre être profond, nous le construisons tout seuls, par un travail intérieur persévérant et de déconditionnement, par un effort d’attention utile pour que nous demeurions toujours ouverts, toujours disponibles envers un nouveau contenu spirituel virtuel, qui nous sollicite afin de l’exprimer, de le témoigner. C’est la liberté qui nous confère de l’authenticité, qui dévoile tant notre unicité, c’est-à-dire notre mode spécifique d’être dans le monde, que notre lien avec l’entier10


La conception sur la diversité, principe fondamental de la démocratie libérale

Un autre principe libéral que Doina Cornea aime beaucoup est celui de la diversité. À son opinion, le tandem liberté-diversité contribue décissivement à l’épanouissement d’une société: «L’enrégimentement, l’uniformisation écrasent l’énergie, la vitalité, la créativité; ceux-ci mènent à l’entropie. La loi de la vie est la diversité, l’inventivité11». La liberté et la diversité se déclinent ensemble. Aucune d’elles ne peut être effective en l’absence de l’autre. Que serait-elle la diversité sans le droit de s’exprimer librement les convictions religieuses, philosophiques, sociales et politiques, sans le droit de s’informer librement ? La réponse à une telle question ne peut nous offrir qu’un tableau abominable, un tableau de l’humiliation de l’homme par l’homme, un tableau de la terreur et de l’abrutissement. Contre la représsion de la résistance et de l’opposition face au système, de la pluralité d’opinions et de modes de vie, de la libre compétition, Doina Cornea réclame des mesures immediates: le respect des droits civils constitutionnels qui garantissent la liberté de conscience, la liberté d’opinion, d’expression, la libre circulation des idées, de l’information, la liberté d’association, de s’organiser et de voyager. Elle demande aussi l’installation du pluralisme démocratique, la séparation des pouvoirs, le recrutement des cadres selon des critères professionnels et non politiques, la libéralisation de la société, de l’économie, de la presse, de l’enseignment et de la culture, l’autonomie de l’Église Orthodoxe Roumanie par rapport à l’État, le respect de toutes les confessions légalement reconnues, la réhabilitation de l’Église Gréco-Romaine, de meilleures conditions de vie (alimentation optimale, assistance sociale et médicale adéquate, etc.).

Ce sont des mesures visant à introduire une réforme générale du système social, économique et politique, des mesures destinées à rendre possible l’instauration de la démocratie libérale (régime fondé sur le pluralisme, le constitutionnalisme et le capitalisme), différente de la démocratie sociale (qui, en économie, remplace le capitalisme avec le socialisme). Doina Cornea est un promoteur convaincu du libéralisme économique, elle plaide pour la décentralisation et la libéralisation de l’économie, le développement du secteur économique privé, la création d’un cadre favorisant l’initiative individuelle et le marché libre basé sur la logique de l’offre et de la demande. Les solutions qu’elle envisage pour la modernisation de l’économie roumaine des années ’80 sont: la fermeture des entreprises qui ne réalisent pas de profit, l’autonomie des entreprises d’État dans la conclusion de contrats avec les sociétés économiques de l’Europe Occidentale, la revitalisation du commerce à l’aide des professionnels.


La conception sur la démocratie et le libéralisme

Dans les lettres écrites avant 1989, Doina Cornea défend deux grands projets: le libéralisme et la démocratie. Comme Daniel Barbu le remarque, les deux ne sont pas à confondre:

«Du point de vue historique, le libéralisme et la démocratie constituent deux processus antithétiques: le libéralisme se donne pour objectif la limitation drastique du domaine d’exercice du pouvoir, en échange, la démocratie vise l’extension permanente de ce domaine jusqu’à sa superposition complète sur la société […]. Néanmoins, il existe un espace conceptuel dans lequel le libéralisme et la démocratie se rencontrent et ce, grâce à une logique commune: l’individu. Tant le libéralisme que la démocratie ont comme point de départ une conception individualiste sur la société. À une seule différence, unique mais extrêmement compliquée: la plupart du temps, ils ne conçoivent pas l’individu de la même manière. Généralement, tandis que le libéralisme valorise l’individu pour sa liberté et la singularité de son destin, la démocratie représente l’individu sous le signe de l’égalité et du destin solidaire12

Alors que l’intérêt commun de ces deux projets est, donc, l’individu – le seul acteur légitime dans le processus de légitimation de l’autorité politique –, le totalitarisme (l’antipode de la démocratie) et l’autoritarisme (le contraire du libéralisme) accordent un rôle minime à l’individu13. Vu cette antinomie, la résistance anti-communiste se voit obligée de déboucher sur une lutte totale, destinée à instaurer le régime de la liberté civile à la place de la limitation des droits civils, le pluralisme politique à la place de la dictature du parti unique, le multiculturalisme et la tolérance à la place de l’uniformisation culturelle, de l’intolérance et de la haine.

Selon Jeffrey Isaac, «le triomphe du libéralisme» et la chute du système moniste à la fin des années ’80 se sont produits en plusieurs étapes. Dans une première étape, a eu lieu le «triomphe pratique des institutions démocratiques libérales» (les Constitutions, la séparation des pouvoirs, les systèmes de partis, les élections libres et fréquentes). On assiste, donc, à la normalisation de la politique, à l’institutionalisation du pluralisme politique et de l’économie capitaliste. La première étape a été suivie par le triomphe du libéralisme «en tant qu’impératif éthico-politique».

Dans ses écrits, Doina Cornea fait appel très souvent à des considérations d’ordre philosophique et éthique. Ainsi, à son opinion, la solidarité dérive de l’amour, la justice – de la vérité, le pluralisme – de la vertu de l’humilité, de la tolérance.

György Konrád, réfléchissant à ses raisons d’être libéral, écrivait: «Parce que je suis sceptique devant tout ce qui est humain, devant notre identité collective; parce qu’à mon avis il n’y a pas d’institutions, de personnes ou de conceptes qui soient sacro-saints ou supérieurs à toute critique. À mon sense, le libéralisme est, avant tout, un style: cosmopolite, civilisé, personnel, ironique14». Tout comme György Konrád, Doina Cornea, sans être un philosophe du libéralisme, réussit non seulement à justifier épistémologiquement sa démarche mais aussi à exprimer un état d’esprit et une attitude spécifiques au libéralisme et que les mots n’ont pas toujours la force de transmettre.


En guise de conclusion

On pourrait considérer que l’enjeu central du discours dissident de Doina Cornea est ce que Bruce Ackerman nommait le «retour au libéralisme démocratique révolutionnaire»15 et Ralf Dahrendorf, le «rejet d’une réalité insupportable». En fait, le discours sur le rejet soutient celui sur la renaissance du projet politique, sur la réaffirmation des idées victorieuses d’après guerre (démocratie, pluralisme, citoyenneté, etc.)16 et vitales pour la reconstruction de la «société ouverte». Il ne s’agit pas de nouvelles idées, elles sont entrées dans le discours politique à la fin du XVIIIe siècle. Ce qui est, néanmoins, nouveau, nous explique Timothy Garton Ash, ce sont les justifications utilisées pour la restauration de ces idées: la suprématie de la loi, la justice indépendante par rapport au pouvoir politique, le gouvernement parlementaire, etc. L’une des plus grandes frustrations des dissidents dans les pays communistes résultait exactement de cette situation les obligeant à refaire toute la démarche de théorisation des idées.

Bien qu’ils aient déclaré ouvertement l’attachement aux désidératas libéraux, les opposants au totalitarisme n’ont pas été tous des supporteurs de la doctrine libérale. Une partie d’eux pourraient être considérés des sympathisants de ce courant politique, des dissidents à vocation libérale, tandis qu’une autre partie d’eux, des libéraux par essence. Cependant, il est intéressant que le discours des dissidents roumains s’est greffé presque entièrement sur les principes qui sont communs aux idéaux libéral et démocratique, laissant l’impression d’une société civile antitotalitaire unitaire de ce point de vue. Immédiatement après la Révolution de 1989, ce fait aurait pu nous déterminer à nous poser une question que Daniel Barbu examine de manière plus approfondie: «Est-il l’anticommunisme la dernière idéologie ?17».

Immédiatement après les évènements du mois de décembre, en 1990, Doina Cornea est devenue membre actif de la société civile. Elle a démissioné du FSN (Front du Salut National) qui l’avait cooptée sans lui demander l’accord. Selon Doina Cornea, le FSN représentait un ennemi de la démocratie, condamnable pour le fait d’avoir monopolisé le pouvoir, d’avoir préjudicié les autres partis par sa propagande électorale non loyale, par la «manipulation des consciences», la «désinformation publique», manœuvres mises en œuvre par ses membres, anciennement cadres du Parti Communiste18. Selon elle, Ion Iliescu, le leader du FSN, était sans doute un marxiste. Ce ne sont que quelques raisons qui ont dérerminé Doina Cornea à continuer son combat pour la dépolitisation des institutions de la démocratie, pour une loi électorale, la réhabilitation du statut de la femme dans la société postcommuniste, etc. De son point de vue, la re-création des partis historiques était essentielle pour la formation des institutions modernes de l’État, car ces partis se trouvent au pôle opposé des «émanations de la Révolution» et du complot. C’est cette conception qui nous mène à considérer Doina Cornea un adepte de la démocratisation par voie non-révolutionnaire, d’une démocratisation tocquevillienne. Et la plupart des principes que Doina Cornea propose dans ses lettres dissidentes appartiennent au libéralisme classique, fondé sur l’idée de liberté en tant que droit négatif et de l’intervention minime de l’État dans la sphère des libertés individuelles.

 

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
ARENDT Hannah, Originile totalitarismului, traduit par Ion Dur et Mircea Ivănescu, Bucarest, Humanitas, 1994.
BALL Terence, Richard DAEGGER, Ideologii politice şi idealul democratic, traduit par Monica Marchiş, Romana Careja, Olivia Rusu-Toderean, Cristian Urziceanu Adriana Cioti et Cornel Ferenczi, Iassy, Polirom, 2000.
BARBU Daniel, Republica absentă, Bucarest, Nemira, 1998.
CORNEA Doina (1991), Scrisori deschise şi texte, Bucarest, Humanitas, 1991.
DAHRENDORF Ralf, Réflexions sur la Révolution en Europe 1989-1990, Paris, Le Seuil, 1991.
GELLNER Ernest, Condiţiile libertăţii. Societatea civilă şi rivalii ei, traduit par Andreea Poruciuc, Iassy, Polirom, 1998.
GRAY John, Liberalismul, traduit par Anca Gheauş, Bucarest, Du Style, Bucarest, 1998.
ISAAC Jeffrey, Democraţia în vremuri întunecate, traduit par Cristina Irimia, Iassy, Polirom, 2000.
RICCI David M., The Tragedy of Political Science. Politics, Scholarship and Democracy, New Haven et Londres, Yale University Press, 1984.

 

NOTE

1 Hannah Arendt, Originile totalitarismului, traduit par Ion Dur et Mircea Ivănescu, Bucarest, Humanitas, 1994.
2 Dominique Colas, Sociologie politique, Paris, Presses Universitaires de France, 2006.
3 Mihai Bărbulescu, Dennis Deletant, Keith Hitchins, Serban Papacostea, Pompiliu Teodor, Istoria României, Bucarest, Corint, 2003, p. 457.
4 Doina Cornea, Scrisori deschise şi alte texte, Bucarest, Humanitas, 1991.
5 David M. Ricci, The Tragedy of Political Science. Politics, Scholarship and Democracy, New Haven et Londres, Yale University Press, 1984, pp. 70-74.
6 „factions of citizens must have their interests checked and balanced by those of other factions, so that a compromise constituting the public interest can emerge in the end” (David M. Ricci, The Tragedy of Political Science. Politics, Scholarship and Democracy, New Haven & Londres, Yale University Press, 1984, p. 73). On retrouve dans ce paragraphe les lignes fondamentales de la pensée démocratique américaine, présentes également dans De la démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville ou dans les écrits de Seymour Martin Lipset, plus précisément dans son livre Political Man.
7 Ariadna Combes, „In loc de Prefaţă”, in Doina Cornea, Scrisori deschise şi alte texte, Bucarest, Humanitas, 1991, pp. 10-11.
8 Doinea Cornea, „Scrisori către cei ce n-au încetat să gândească” (1982), in Doina Cornea, Scrisori deschise şi alte texte, Bucarest, Humanitas, 1991.
9 «Si l’affectivité defend l’individu contre l’aliénation, la culture […] défend l’individu contre le déracinement […]» (notre trad.) – paragraphe de Mircea Eliade, cité par Doina Cornea, Scrisori deschise şi alte texte, Bucarest, Humanitas, 1991, p. 19.
10 Doina Cornea, Scrisori deschise şi alte texte, Bucarest, Humanitas, 1991, p. 50.
11 Doina Cornea, Scrisori deschise şi alte texte, Bucarest, Humanitas, 1991, p. 62.
12 Daniel Barbu, Republica absentă, Bucarest, Nemira, 1998, p. 118 (notre traduction).
13 Terence Ball, Richard Daegger, Ideologii politice şi idealul democratic, traduit par Monica Marchiş, Romana Careja, Olivia Rusu-Toderean, Cristian Urziceanu, Adriana Cioti et Cornel Ferenczi, Iassy, Polirom, 2000.
14 György Konrád, cité par Jeffrey Isaac, Democraţia în vremuri întunecate, traduit par Cristina Irimia, Iassy, Polirom, 2000, p. 144. Voir également György Konrád, “Change Wanderings: Reflections of a Hungarian writer”, Dissent, Spring-Summer 1990, p. 189.
15 Jeffrey Isaac, Democraţia în vremuri întunecate, traduit par Cristina Irimia, Iassy, Polirom, 2000, p.142.
16 Ralf Dahrendorf, Réflexions sur la Révolution en Europe 1989-1990, Paris, Le Seuil, 1991.
17 Daniel Barbu, Republica absentă, Bucarest, Nemira, 1998, p. 101.
18 Doina Cornea, „Scrisoare deschisă adresată domnului Ion Iliescu (II)”, in Doina Cornea, Scrisori deschise şi alte texte, Bucarest, Humanitas, 1991, p. 167.

 

ANDREEA ZAMFIRA este doctor în științe politice și sociale al Universității din București și al Université Libre de Bruxelles. Este lector în cadrul Universității Europei de Sud-Est Lumina, predă la Universitatea din București (Facultatea de Științe Politice) și este cercetător asociat al Centre d’Étude de la Vie Politique (CEVIPOL) din Bruxelles.


Google

 

Web

Sfera Politicii

 sus