Circulație intelectuală: Franța-România


Nouveaux éditeurs roumains après 1989 et renouvellement
des discours politiques autorisés: les Éditions Humanitas
 

CAMELIA RUNCEANU
[CSE-EHSS & IICCMER]

Abstract:
This article discusses the case of the most prestigious publishing house during post-communism and sets itself to offer several explanations regarding the position held by Humanitas in the Romanian editorial space. It also deals with the role of mediators, collaborators of Humanitas publishing house and with its’ editorial production and its’ evolution with a special focus on translations in the field of French Humanities.

Keywords: publishing houses; Humanitas; mediators; translation; Humanities; politics; communism; post-communism

Résumé:
Acest text tratează despre cea mai prestigioasă editură a perioadei postcomuniste propunându-şi să ofere câteva explicaţii cu privire la poziţia ocupată de Humanitas în spaţiul editorial românesc. Discută despre rolul mediatorilor, al colaboratorilor editurii Humanitas şi despre producţia sa editorială şi evoluţia acesteia cu atenţie specială pentru traducerile în ştiinţele umane din limba franceză.

Cuvinte cheie: edituri; Humanitas; mediatori; traducere; știinţe umaniste; politică; communism; postcomunism

Les maisons d’édition sous la tutelle de l’Etat, comme toutes les institutions culturelles, en commençant par l’institution politique qui gère le domaine de la culture, le nouveau Ministère de la culture, subissent en première instance une restructuration principalement au niveau des responsables. Dans l’édition, ce sont ces nouveaux responsables qui eux devront être en mesure d’entamer le processus de libéralisation des institutions éditoriales.

Toutes les maisons d’édition seront privatisées après 1989, mais toutes ne le seront pas au même moment. En 2005, la maison d’édition Cartea Românească, créée en 1970 et fonctionnant sous la tutelle de l’Union des Écrivains, est faite partie d’une nouvelle maison d’édition Polirom (créée en 1995 à Iaşi) afin de la rentabiliser. Mais plusieurs semblent avoir fini par ne pas faire face à la libéralisation économique et finissent par disparaître.

Les «ruines des Éditions Politica [politiques]», mentionnées par Gabriel Liiceanu, sur lesquelles naissent les Editions Humanitas consistent en la logistique et le siège qu’elles occupent jusqu’à présent, c’est-à-dire un étage dans un des trois corps du grand bâtiment de la Maison de la presse libre, l’ancienne Maison de l’Étincelle1.

Les Éditions Humanitas sont les premières à réussir le processus de privatisation2 et se présentent comme «une société franco-roumaine où les partenaires français détiennent 49% du capital» mais «ultérieurement le capital roumain sera prépondérant»3.

Le nouveau ministre de la Culture, Andrei Plesu, installé au 28 décembre 1989, semble avoir proposé à deux intellectuels qui lui étaient proches avant 1989 (et membres fondateurs du GDS) la prise en charge des maisons d’édition: Editura Politică [Éditions politiques] et Editura Ştiinţifică şi Enciclopedică [Éditions scientifiques]4. A part, Gabriel Liiceanu, ami proche du nouveau ministre de la Culture (le premier de la période postcommuniste), ce dernier proposera aussi à Sorin Vieru. Dans le même temps, d’autres représentants des professions littéraires recevront également la confiance et l’appui du ministre de la Culture pour occuper des postes de responsabilité dans le secteur éditorial5. Sorin Vieru refusera la proposition qui lui est faite par Andrei Pleşu, à savoir la prise en charge des Éditions scientifiques. Bien au contraire, Gabriel Liiceanu s’investit pleinement dans le domaine de l’édition durant toute la période postcommuniste en recréant une des maisons des plus importantes et créant la plus prestigieuse des maisons d’édition de l’après 1989.

Né en 1942 dans une ville de province située au centre-sud de la Roumanie, dans une famille dont le père est économiste et sa mère est professeur de mathématiques, Gabriel Liiceanu fait des études de philosophie à l’Université de Bucarest (habitant alors avec ses parents dans la capitale), entre 1960 et 1965. Chercheur à l’Académie roumaine (à l’Institut de philosophie) depuis 1965, il rencontre le philosophe Constantin Noica en 1967, «ami et collègue de génération avec Eugène Ionesco, Mircea Eliade et Emil Cioran6» qui aura une grande influence sur son parcours intellectuel, se faisant connaître comme son principal disciple, participant jusqu’à la mort de son maître à pensée au cercle constitué autour de ce philosophe, plus connu comme «l’école de Noica» ou «l’école de Paltinis». Sous l’avis de Constantin Noica, il s’inscrit pour suivre une seconde formation, en langues classiques (à l’Université de Bucarest où il obtient son second diplôme universitaire en 1973). En 1975, il fait son début éditorial avec sa thèse de doctorat de philosophie de la culture7, soutenue l’année suivante, en 1976, travail réalisé sous la direction du philosophe de la culture, d’orientation marxiste, Ion Ianoşi. En 1975, il est contraint de quitter son poste de chercheur à l’Institut de philosophie et intègre l’Institut d’histoire de l’art où travaille aussi son ami Andrei Pleşu. En 1976, il fait son début dans la presse académique (Revista de filosofie), mais publie et dans la presse littéraire et culturelle, dans des publications des plus prestigieuses (Secolul 20, Viata românească, România literară). Un deuxième volume paru sous sa signature est publié chez Cartea Românească en 1981.  

En 1978 Gabriel Liiceanu traduit et signe des commentaires dans un des volumes de l’édition Platon alors qu’il avait signé une année avant (en 1977) la traduction et l’introduction à la philosophie de David l’Arménien, volume paru chez les Éditions de l’Académie roumaine. En 1983, il signe l’introduction et les notes à un autre dialogue de Platon qu’il avait traduit8.

Gabriel Liiceanu traduit avec Thomas Kleininger (un autre membre fondateur du GDS et «disciple» de Constantin Noica, collaborateur des Éditions Univers et des Cahiers roumains d’études littéraires9) à deux reprises Martin Heidegger. Une fois au début des années 1980, semble-t-il au temps de ses études doctorales, traduction publiée en 1982 chez Univers (Originea operei de arta10). Une fois encore en 1987, traduction parue aux Éditions politiques, au moment même du scandale apparu en France sur l’engagement de Heidegger (Repere pe drumul gandirii). Gabriel Liiceanu avait déjà traduit toujours en collaboration de l’allemand, Norbert Groeben (Psihologia literaturii…), traduction parue chez Univers la même année qu’il traduisait seul du grec ancien aux Éditions de l’Académie.

En 1983, Gabriel Liiceanu publia le Journal de Paltinis, écrit à caractère autobiographique, qui présentait l’expérience qu’il avait faite dans la compagnie et sous l’influence du philosophe Constantin Noica. Publication qui lui vaut le prix de l’Union des Écrivains. Avec le Journal de Paltinis Gabriel Liiceanu s’est érigé en disciple le plus important parmi des disciples du philosophe Constantin Noica ou de ceux qui ont recherché ses avis ou/et ont reçu son influence que ce volume présente aussi: Andrei Plesu, Victor Stoichita, Andrei Cornea, Sorin Vieru, Alexandru Paleologu,Thomas Kleininger, Radu Bercea, Alexandru Paleologu, Petru Cretia, Sergiu Al-George. Mais tous ne peuvent pas être considérés de ses disciples. Seuls apparaissent comme disciples du philosophe Noica: Gabriel Liiceanu, Andrei Pleşu, Andrei Cornea et Victor Stoichiţă (fils de l’universitaire Radu Stoichiţă). Encore que leurs rapports au «maître» diffèrent selon qu’ils se rapportent à son enseignement, à l’orientation qu’il travaille à les imposer, en fonction de leur spécialité. C’est Gabriel Liiceanu qui apparaît s’être mis le plus sous son influence. Au temps de la parution du Journal il se trouve à l’étranger, en Allemagne, comme boursier de la Fondation Humboldt, tout comme son ami, Andrei Pleşu. Comme suite des échanges entre des intellectuels provoqués par cette publication, il publie un second volume en lien avec son expérience de «l’école de Noica», Epistolar (paru en 1987 toujours chez Cartea Românească) réunit les lettres que lui ont adressées des intellectuels suite à la formulation de sa «vision du monde» et de son adhésion à la vision philosophique de Noica.

Gabriel Liiceanu ne prendra part aux tentatives de contestations du pouvoir communiste, aux critiques formulées par des amis à l’égard des décisions des instances littéraires sous le communisme, mais signe une dernière lettre de protestation datée du 18 décembre 1989 rassemblant des auteurs consacrés sous le communisme et des intellectuels notoires des années 1970 et 198011.

Fin 1989 on le retrouve comme membre fondateur du Groupe pour le Dialogue Social dont il va se présenter souvent en porte-parole. Depuis 1990, il est professeur à la Faculté de philosophie de l’Université et éditeur (principal propriétaire de la maison d’édition Humanitas). Ses publications de la période postcommuniste sont des essais politiques, autant de prises de position politiques, souvent construits autour de références de la philosophie classique (neuf entre 1992 et 2010). Toujours après 1989, il publie un volume en présentant Emil Cioran (entretiens aussi réalisés avec celui-là) et cosigne le scénario de trois films qui présentent respectivement Emil Cioran et Eugène Ionesco. Après 1989, il continue à traduire en cosignant une traduction de Schelling (parue en 1992 chez Meridiane de Bucarest) et une autre de Heidegger (avec Thomas Kleininger, publiée chez Humanitas en 1999).

Sauf le cas de sa candidature aux premières élections parlementaires, de mai 1990, ses engagements sont ceux de l’intellectuel universaliste, en profitant des tribunes diverses (de la presse intellectuelle, et de 22 tout particulièrement, de la télévision) à la faveur de sa notoriété acquise depuis la période communiste et de ses positions obtenues après 1989, il s’érige en un des plus vivaces représentants du courant intellectuel de l’anticommunisme.

Liiceanu est l’intellectuel le plus proche de Pleşu, amis de longue date, bien avant 1989, ces deux se sont fait (re)connaître comme principaux disciples du philosophe Constantin Noica. Après 1989, ils peuvent être considérés comme les plus prestigieux des intellectuels du Groupe pour le Dialogue Social et non seulement de leur génération.

Le Groupe de dialogue social (GDS) est le premier groupement apparu publiquement après la chute du communisme réunissant des producteurs culturels de la période communiste (au 31 décembre 1989). Tous les membres fondateurs du GDS ne sont pas des «intellectuels»12. Encore que des membres fondateurs, à quelques exceptions près, si on laisse de côté ceux qui seront parmi eux grâce à leur proximité avec certains membres fondateurs, la grande majorité d’entre eux a publié avant 1989. Parmi eux on compte les plus célèbres des rares opposants et dissidents de l’époque communiste. Certains sont déjà bien connus au public, d’autres, peu nombreux, ont agi, à une exception près, selon des modes d’action politique proprement intellectuels13 pour critiquer des institutions du régime communiste. Le GDS est le premier groupement d’intellectuels créé en tant qu’association civique qui perdure jusqu’à présent. Lieu de rencontre entre des intellectuels et des politiques après 1989 et lieu de socialisation politique pour nombre d’intellectuels dans les années 1990, il a dominé le champ intellectuel roumain après 1989. Le prestige associé à ce groupement notamment dans les années 1990 doit beaucoup à l’intégration des quelques dissidents, opposants ou, plus largement, de ceux qui ont critiqué des mesures prises par des institutions de la période communiste. L’attrait qu’exerce le GDS comme sa position centrale dans le champ intellectuel tient cependant pour une bonne part au prestige associé aux membres des professions littéraires dans la période communiste, ainsi qu’au pouvoir que des membres du GDS obtiennent après 1989. Le GDS s’est créé une tribune, l’hebdomadaire 22, plus connue comme la «revue 22», qui apparaît comme le seul espace où à travers le temps les membres du GDS ou la plupart d’entre eux se réunissent14.

La maison d’édition Humanitas apparaît comme nouvelle maison d’édition, sous la direction de Gabriel Liiceanu, philosophe de formation, dont le prestige est associé dans la période communiste à la figure du philosophe Constantin Noica, dont il est le principal disciple, et membre fondateur du GDS.

Un nombre significatif d’intellectuels prendra part et contribue au renouvellement du secteur éditorial. Mais on compte plus d’échecs (faillite ou retrait) que de réussites parmi des anciens rédacteurs, écrivains, scientifiques ou universitaires devenus des éditeurs, au moins d’après les informations recueillies jusqu’à présent, et surtout si on regarde au profil de ceux qui mettent en place des entreprises qui réussissent, accumulant du prestige à travers le temps, à se maintenir sur le marché éditorial roumain depuis 1990. Plusieurs maisons dirigées par des anciens scientifiques ou universitaires disparaissent après 1989. C’est le cas des Éditions scientifiques.

Puisque le changement politique impose et dans les secteurs liés à la production culturelle le désir du renouvellement, l’envie de changer implique et dans certains cas se résume, dans un premier temps, au changement d’une direction, le corps des responsables.

L’installation de nouveaux responsables à la tête des maisons d’édition est liée au désir de marquer la rupture avec l’ancien ordre et non pas à une prise de conscience de la nécessité de faire intervenir ou de faire face à la logique économique dans le domaine de la culture. Le changement, à savoir le remplacement des équipes, semble se produire encore plus rapidement et plus efficacement dans le secteur éditorial (maisons d’édition et publications) que dans le domaine de l’enseignement, si on juge d’après l’entrée d’un important nombre d’écrivains ou de scientifiques dans le secteur de l’édition. L’entrée semble plus liée au capital social, à la proximité avec ceux qui s’occupent, en première instance, des maisons d’édition, à savoir le nouveau Ministre de la Culture. Les informations que nous fournissent leurs recueils de mémoires mais aussi celles recueillies au cours de notre enquête nous laissent voir le rôle extrêmement important du nouveau ministre de la Culture, Andrei Plesu, dans ce changement d’équipe et la création de nouveaux éditeurs.

Dans un entretien paru dans 22, Andrei Plesu, réagissant aux critiques, qui lui sont adressées, de la part des intellectuels mais aussi des journalistes, en tant ministre de la Culture décrit le fonctionnement d’un ministère confronté aux luttes politiques et au travail de restructuration du personnel et des activités:

«Ce ministère doit subventionner une série entière d’institutions: théâtres, musées, places d’expositions, instituts qui sont dans sa subordination. Il doit entretenir des relations culturelles avec le monde […] Il s’est occupé jusque là, malheureusement, avec la distribution du papier. Il s’occupe de l’organisation de la vie culturelle dans les territoires, du remodelage des espaces culturels dans les départements du pays […] On a changé quatre-vingt pour cent du personnel […] mais il y a des survies de certains réflexes… les gens continuent à penser comme ils ont pensé jusque-là. Nous n’exerçons plus une tutelle […] et les gens font parfois ce qu’ils ont appris à faire […] ce sont des choses qui se passent sans l’accord du ministère, précisément parce qu’on n’a pas eu le temps d’intervenir et parce qu’on hésite de le faire ! J’ai demandé aux inspecteurs territoriaux de mettre au travail leur imagination». La redistribution du papier et le contrôle des typographies font l’objet des critiques acerbes, notamment de la part de 22 ou de România liberă [La Roumanie libre], celle-ci comme porte-parole de l’opposition, dans la situation d’une augmentation des publications dépasse largement les moyens de production disponibles et contrôlés jusque là par le Conseil de la Culture et de l’Éducation Socialiste. Andrei Pleşu se défend contre ces accusations: «pour la sortie d’un journal vous ne devez pas venir ici [au Ministère de la Culture]. Je ne donne pas des approbations pour les journaux. Pour le papier, jusque récemment, vous devriez venir ici. A partir de ce moment vous ne devez plus venir ici parce qu’en fin de compte ce n’était pas normal que le Ministère de la Culture soit un kiosque à papier […] on a décidé (par acte législatif n° 1145 du 29 octobre 1990) que cela se fasse à un bureau auprès du Ministère du Commerce15».

Si bon nombre d’écrivains s’intéressent au domaine de l’édition, ils sont peu nombreux ceux qui n’échouent pas dans leur entreprise, tôt ou tard. Des intellectuels de l’exil louaient la réussite du projet de Liiceanu lors de leurs visites à Bucarest invités précisément par celui-ci, alors que Sorin Vieru mentionnait parmi un des échecs de la transformation et de la nouvelle prise en charge par des scientifiques ou des écrivains après 1990.

Des écrivains mais aussi des scientifiques investissent l’édition, ils occupent des positions de direction dans ces maisons, mais ils sont peu nombreux ceux qui vont fonder de nouvelles maisons d’édition qui résistent. En parlant de la proposition que lui avait fait Andrei Plesu semble, de prendre en charge les Éditions scientifiques, Sorin Vieru16 explique sa réponse, à savoir son refus, par son incapacité à gérer une entreprise qui demanderait un savoir-faire propre pour faire résister des entreprises culturelles à la logique économique.

Dans une analyse de l’évolution de la principale instance littéraire depuis sa création, la Société des Écrivains Roumains (fondée en 1909), redésignée la Société des Écrivains de Roumanie (en 1948) et par la suite, l’Union des Écrivains (créée en 1949) jusqu’au début des années 2000, philosophe de la culture et universitaire, mais aussi ayant connu de près ou de l’intérieur des instances littéraires, Ion Ianoşi nous informe de l’évolution de la situation du secteur éditorial roumain après 1989:

«en 1991-1992 il y avait à peu près dix mille de maisons d’édition enregistrées au Ministère de la Culture, dont en 2001, ne reste qu’à peu près mille, mais la majorité confrontée à de graves problèmes économiques et financiers».

Mais aussi de l’esprit au sein des milieux intellectuels à l’époque du passage à la libéralisation économique:

«en 1991-1992 personne encore n’imaginait la future chute financière de l’édition du livre roumain17».

Certains de nos interlocuteurs n’hésitent pas à dire cependant que de nouveaux éditeurs ont tiré profits économiques des maisons prises en charge ou dont ils se sont occupés dès le début des années 1990 finissant par faire disparaître des maisons.

Parmi des intellectuels devenus éditeurs, qui réussissent à créer une maison d’édition et à la faire exister avec succès jusqu’à présent, on peut citer Vasile Dem. Zamfirescu, lui aussi ancien membre du cercle constitué autour du philosophe Constantin Noica, propriétaire de la maison d’édition Trei [Trois] après 1989.

Mais est-que c’est l’absence d’une expérience dans le secteur éditorial qui explique l’échec (retirement ou perte) des intellectuels en tant qu’éditeurs?

D’autres intellectuels de la période postcommuniste, situés dans la proximité de Liiceanu, comme membres du GDS, vont créer des maisons d’édition après 1989: Alin Teodorescu, président de la filiale roumaine de la Fondation Soros fondent les Éditions Staff, Sorin Dumitrescu créent les Éditions Anastasia où plusieurs jeunes prétendants au statut d’intellectuel début des années 1990 collaborent (publient, traduisent ou sont des permanents de la maison).

Se distinguent après 1989 parmi des intellectuels assez notoires ceux d’Iasi qui se sont investis dans le champ éditorial: Dan Petrescu, Luca Piţu et Sorin Antohi18. Trois des plus connues maisons d’édition de la période postcommuniste reçoivent les avis des essayistes consacrés aussi en tant qu’historiens des idées, plus connus avant 1989 comme appartenant au «groupe d’Iasi», qui s’est constitué autour de deux revues estudiantines communistes, Dialog [Dialogue]et Opinia studenteasca [L’opinion estudiantine]. Après 1989, Dan Petrescu est directeur des Editions Albatros de Bucarest, ensuite aux Éditions Nemira (maison créée en 1991 à Bucarest) où il s’occupe du catalogue de cette maison, introduisant des auteurs étrangers et débutant des auteurs roumains19, Luca Piţu est directeur de collection aux Éditions de l’Institut européen d’Iasi20, Sorin Antohi  est médiateur et traduit pour Humanitas introduisant et traduisant des auteurs qu’il côtoie dans sa période parisienne, mais non seulement21. Les traductions de textes de sciences humaines sociales constituent déjà avant 1989 une des pratiques dominantes chez les essayistes, chercheurs-journalistes ou écrivains d’Iaşi. Les traductions de sciences humaines dans les années 1980 trouvent un espace, assez large, dans les publications culturelles22.

Les Éditions Humanitas prennent naissance comme suite à la disparition des Éditions politiques. Les Éditions Humanitas prennent naissance officiellement au 1er février 1990. Mais déjà, semble-t-il, dès janvier 1990, Gabriel Liiceanu prépare son catalogue éditorial avec l’aide de ces amis de l’exil parisien23

Il semble qu’avant même la reconstruction de cette maison par l’installation du philosophe Gabriel Liiceanu à sa direction, ses occupants ont pris l’initiative de lui donner un nouveau nom. Cette pratique, à savoir le changement de nom, est chose plutôt courante pour les publications et surtout pour les quotidiens, alors que les maisons d’édition garderont leur nom après 1989.

Juste après les événements de 1989, d’après le témoignage d’un de nos interlocuteurs (Dan Oprescu), la maison sera redésignée. Le nouveau nom donné aux Éditions politiques étant celui d’un homme politique, Nicolae Bălcescu (de la période révolutionnaire de 1848)24.

Les Éditions politiques, la maison qui privilégiait les «œuvres de Ceausescu» sont les premières à ne plus trouver de justification d’exister. Avant 1989, la majorité des titres portant la signature de Nicolae Ceausescu paraissent chez les Éditions politiques, d’autres, encore que moins nombreux, chez les Éditions Meridiane, maison spécialisée dans les arts (ces quatre titres sont des traductions de recueils d’articles et de discours, ces volumes paraissent dans le même temps chez les Éditions politiques, en roumain). Un ouvrage paraît en 1955 chez les Éditions d’État pour la littérature politique, qui précèdent à la création des Éditions politiques, vers la fin des années 1950 (le premier titre paraît en 195825). D’autres ouvrages paraissent (un titre publié par chacune de ces maisons) sous la signature de Nicolae Ceausescu chez les Éditions militaires et dans la maison de l’Agence nationale de presse, Agerpres, chez les Éditions pour l’étranger, chez les Éditions scientifiques et pédagogiques [Editura ştiintifică şi pedagogică]. On retrouvera aussi un titre publié, en 1972, par le Conseil de la culture et de l’Éducation socialiste, le Centre de direction de la création populaire et du mouvement artistique de masse qui comprend des chansons dont les vers sont tirés d’un Rapport présenté par Nicolae Ceausescu à la Conférence nationale du PCR.

Des hommes politiques et des hommes de lettres de la période de la création de l’État national (Kogalniceanu surtout) sont publiés aux Éditions politiques. La maison publie des intellectuels marxistes appartenant au mouvement communiste (Lucretiu Pătrăşcanu est publié avec cinq volumes entre 1969 et 1983). La maison publie des hommes politiques (Gorbatchev, Charles de Gaulle, Tito, Erich Honecker, Edward Gierek, Lénine, etc.) et des écrits sur des hommes politiques (Gheorghiu-Dej, Mussolini). Plusieurs volumes paraissent sous la tutelle de l’Institut d’études historiques et sociopolitiques [qui fonctionne] auprès du Comité central du Parti Ouvrier Roumain, redésigné ultérieurement Parti Communiste Roumain. Mais plus nombreux sont les ouvrages qui porte la marque de l’Académie «Ştefan Gheorghiu», école du Parti Communiste26, parfois aussi, encore que rarement, le nom d’une faculté (comme celle de Journalisme) qui fonctionne au sein de cette institution. Une large partie des publications n’est pas intégrée à une collection, notamment les ouvrages d’histoire de la diplomatie et de la politique étrangère qui occupent une place importante. De même les documents politiques internationaux comme ceux de l’État roumain paraissent hors collection. 

Les Éditions politiques publient des auteurs étrangers. Les volumes parus en traduction aux Éditions constituent souvent des sélections de textes. Les Éditions politiques traduisent des auteurs des disciplines des sciences humaines et sociales mais aussi des ouvrages d’histoire, livres de popularisation scientifique, d’histoire de la France et de la Grande-Bretagne, des recueils de mémoires. Des auteurs traduits aux Éditions politiques sont: Habermas, Lévi-Straussi, Lucien Goldmann, Alvin Toffler, Jean Piaget, Noam Chomsky, Erich Fromm, Karl Jaspers, Charles Wright Mills, Herbert Marcuse, Bertrand de Jouvenel. La collection «Idées contemporaines» est consacrée aux traductions en sciences humaines.

Les séries des Éditions politiques sont: «économie», «croissance économique», «sécurité européenne», «bibliothèque de philosophie et de sociologie», «bibliothèque de l’organisation et de la direction scientifique», «sciences politiques», «idées contemporaines», «débats idéologiques», «leçons de marxisme léninisme à l’appui de ceux qui étudient la politique intérieure et étrangère du PCR», «la pensée sociale-démocrate révolutionnaire et démocratique roumaine».

Des auteurs publiés aux Éditions politiques sont des diplomates, des historiens, des philosophes et des sociologues qui sont des académiciens, des enseignants à l’université ou de l’Académie «Ştefan Gheorghiu» ou chercheurs dans des instituts fonctionnant à leur création comme structures de l’Académie roumaine (par la suite de l’Académie des sciences sociales et politiques) mais aussi journalistes des publications communistes ou prétendants à la carrière universitaire dans les années 1980. 

On retrouvera certains auteurs publiés aux Éditions politiques comme hommes politiques mais aussi dans des institutions universitaires de l’après 1989 ou comme responsables d’institutions universitaires traditionnelles. Certains auteurs publiés aux Éditions politiques présentent leurs productions de la période postcommuniste sous la marque utilisée par les Éditions politiques (la série «sciences politiques»). 

Certains auteurs publiés chez Humanitas ont été publiés aux Éditions politiques. Le fondateur de Humanitas lui-même et son maître à penser, le philosophe Constantin Noica, ont été publiés aux Éditions politiques. Le premier avec sa traduction de Heidegger, travail réalisé avec Thomas Kleininger, publiée en 1987. Noica avec sa préface d’un volume de textes (de Stéphane Lupasco) traduits à partir du français (publié en 1982). Deux autres membres fondateurs du GDS mais aussi un autre coopté plus tard, seconde moitié des années 2000, ont été eux aussi publiés aux Éditions politiques27.

Parmi des auteurs publiés aux Éditions Humanitas et dans 22 (publication du GDS) on retrouve un enseignant à l’Académie «Ştefan Gheorghiu», éditeur après 1989 et responsable d’un institut de recherche créé après 1989 à l’Académie roumaine. Mais plusieurs traducteurs des Éditions politiques sont des auteurs de Humanitas et des auteurs des Éditions politiques traduisent ou publient leurs volumes aux Éditions Humanitas (dont Adrian-Paul Iliescu, Adrian Miroiu, Andrei Marga, Gheorghe Vlăduţescu).

D’autres auteurs, hommes politiques, qui ont été publiés aux Éditions politiques, paraissent par la suite (avec d’autres volumes) aux Éditions de la Fondation culturelle roumaine, dirigée par Augustin Buzura.


Une réussite économique sans enjeux économiques

La chute du régime communiste et l’avènement du régime démocratique avait permis dans le secteur éditorial plus que dans l’espace public (au sein des groupements constitués en  associations civiques) qu’au début des années 1990 des intellectuels, scientifiques et universitaires ayant eu des expériences diverses, même opposées, se rassemblent autour de ce projet, à savoir la transformation des anciennes éditions politiques et à l’apparition d’une nouvelle vision sur la culture et sur le politique, d’une nouvelle «culture politique».

Humanitas est la première maison qui apparaît après 1989 comme la plus prestigieuse, position à laquelle contribueront ces responsables, principalement son directeur qui est aussi son propriétaire ou copropriétaire, mais aussi ceux qui en auront quelque contribution, en tant qu’auteurs, directeurs de collection ou traducteurs mais aussi ceux avec lesquels le GDS et 22 entretient des relations, des intellectuels de l’exil.

Pour comprendre la position des Éditions Humanitas nous prendrons en compte dans une première étape ceux qui contribuent à faire sa position, dont principalement son fondateur, celui qui en apportera dans le champ intellectuel et au sein du GDS les bénéfices qui découlent de cette entreprise. Nous analysons ce que Humanitas propose, auteurs et domaines, types de publications en mentionnant ce qui anime ceux qui auront le pouvoir d’influer sur les projets, sur la ligne éditoriale, en fonction de leur position, du type et du poids de capital qu’ils ont obtenu. Des directeurs de collection, traducteurs mais aussi médiateurs sans poste auront un rôle important dans la construction de la position de Humanitas, une maison qui se veut renouveler le champ de production culturelle dans un nouveau contexte et lorsque les lois du champ éditorial sont en train de changer. 

«Comprendre les pratiques des écrivains et des artistes [des éditeurs, des directeurs de collection, des traducteurs, dans ce cas-ci], à commencer par leurs productions, c’est comprendre qu’elles sont la résultante de la rencontre de deux histoires, l’histoire de la position, du poste qu’ils occupent, et l’histoire de leurs dispositions. Bien que la position contribue pour une part à faire les dispositions, celles-ci, dans la mesure où elles sont le produit de conditions indépendantes, ont une existence et une efficacité autonomes, et elles peuvent contribuer à faire les positions, l’habitus en ce cas faisant le poste pour lequel il est fait. Il n’est pas de champ où l’affrontement entre les positions et les dispositions soit plus constant et plus incertain que le champ littéraire et artistique28».

Comme seul directeur d’une maison d’édition en 1990 parmi des intellectuels qui se situent après 1989 dans son cercle le plus poche, le GDS, instance de la «société civile» attirant l’attention de l’étranger, à ses ressources sociales dans le champ qui lui viennent surtout par sa renommée comme disciple du philosophe Constantin Noica (depuis la publication de son Journal de Paltinis29), il s’ajoute d’autres que lui confère sa nouvelle posture. En tant qu’éditeur il sera un point d’attraction pour des intellectuels roumains de l’exil et pour des intellectuels de l’après 1989.

La «culture» promue et l’intelligence de ceux qui travaillent à sa diffusion expliquent le succès de Humanitas, c’est ainsi qu’on peut résumer la description que reçoit l’entreprise éditoriale patronnée par le philosophe Gabriel Liiceanu dans les propos de son fondateur30.

«Un profit de 100 millions est petit à présent [1993], mais dans le système éditorial – et n’oubliez pas, il s’agit de livres de culture, cela représente – il représente une forme de santé […] le monde est incliné à fabuler au sujet de la richesse qui déborde sur notre institution et sur les personnes qui la dirige. Vous devez savoir que moi j’ai un salaire, un salaire que je peux divulguer qui couvre certaines nécessitées […] Evidemment, ma participation au capital de la maison au moment où il y aura les dividendes, m’offriront un supplément de revenu qui montera jusqu’à un million [de lei] par année. Je ne sais pas si cela signifie richesse. D’autre part, je ne crois pas qu’être riche c’est de la honte. Nous avons hérité cette idée de l’idéologie hypocrite qui cultivait en cachette – sous la forme de misérables privilèges – ce qui publiquement n’arrêter de condamner. ‘‘La richesse’’ était le prix à payer pour la perpétuation du mensonge et non le résultat naturel du travail, de l’intelligence et des dons d’exception. Bien sûr je ne vise pas tous nos récents riches…31».

Questionné sur les raisons de sa réussite, il ne s’arroge aucune aptitude dans le domaine économique et explique que sa réussite est le résultat de ses collaborateurs32. Ses dispositions à la gestion sont pourtant exaltées par ses collaborateurs, un savoir-faire qui suppose en premier lieu de savoir «choisir les personnes appropriées» et qui serait nécessaire à toute personne qui se place à la tête d’un collectif et similaire à celui dont l’homme politique devrait posséder33. Dispositions à la gestion certainement car si Gabriel Liiceanu apprécie négativement le fait qu’à présent le GDS n’est pas capable de gérer l’hebdomadaire 22 et raconte qu’il avait proposé aux membres du GDS de prendre en charge l’administration de la publication, chose qui a été vivement refusée par ses collègues «effrayés» par cette idée34, il le fait au regard de son activité d’éditeur qui cumule prestige et capital économique. Cet éditeur prestigieux tant recherché par les nouveaux entrants dans le champ intellectuel, enclin à souligner son désintéressement aux profits temporels devant ses pairs, se reconnaît par ses appréciations sur son travail et le travail des autres le fait de «réunir des dispositions tout à fait contradictoires»: «des dispositions économiques qui, dans certains secteurs du champ, sont totalement étrangères aux producteurs, et des dispositions intellectuelles proches de celles des producteurs dont ils ne peuvent exploiter le travail que pour autant qu’ils savent l’apprécier et le faire valoir35.» S’il entend présenter sa réussite économique comme allant de soi c’est parce qu’il se pose comme garant de la culture «authentique» et donc il est enclin à nier toute dimension économique à une entreprise qui tire ses profits symboliques de la croyance dans les valeurs des créateurs et de la création36.

La réussite économique de cette entreprise culturelle trouve ses explications dans la structure même du champ après 1989 et de sa position d’intellectuel, de ses réseaux de relations dans le champ intellectuel, de son sens du placement (savoir faire valoir ce qu’on hérite). A cela il faut ajouter sa position d’intellectuel «critique universaliste» et de son appartenance au GDS37 qui lui vaut de pouvoir mobiliser et étendre son capital social en transgressant les frontières du champ culturel pour étendre ces échanges «inséparablement matériels et symboliques» avec les occupants du champ politique. Si l’on suit la considération qu’il porte à l’accumulation du capital économique et ses opinions négatives sur l’incapacité de certains intellectuels à maîtriser la gestion économique d’une entreprise culturelle on trouve là une manifestation de sa position d’éditeur38.

La position des Éditions Humanitas enferme non seulement les propriétés de son patron mais le capital que celui-ci a pu accumuler en occupant la position qu’il a travaillé à se faire dans le GDS et par le Groupe. La position de la maison peut être expliquée si on comprend prendre au sérieux le discours de son fondateur pour évaluer ce que la maison hérite de par le capital de toute espèce qui lui est transféré par ceux qui contribuent à faire sa position.


Héritages et nouvelles alliances

Parmi ceux qui contribuent à faire la position de Humanitas, on distingue plusieurs catégories, selon la position qu’ils occupent ou selon les activités déployées au sein et/ou pour la maison: ceux qui travaillent au sein de la maison, à titre permanent, ceux qui sont des collaborateurs pour un certain temps et à des périodes différentes de la maison (directeurs de collection surtout), mais aussi des médiateurs sans poste mais contribuant à la construction du catalogue de Humanitas, auteurs ou traducteurs.

Des permanents de la maison sont souvent ceux qui se dédient exclusivement ou presque à cette activité. Tel est le cas de Thomas Kleininger39. En 1993, les responsables roumains de Humanitas sont deux amis de longue date, membres du même GDS, Thomas Kleininger et Gabriel Liiceanu, liés par le même projet intellectuel qui se dessine pendant le communisme autour du philosophe Constantin Noica. Toutefois, la figure tutélaire de la maison est Gabriel Liiceanu, le directeur général40.

Sont des premiers médiateurs, sans poste mais participant à construire le prestige de cette maison, des intellectuels de l’exil parisien, qui contribuent à construire le catalogue de Humanitas au moins début des années 1990, comme cela a été déjà mentionné. A part des médiateurs qui se regroupent au sein ou près des éditions Humanitas du fait de sa forte position dans le champ éditorial après 1989, on constate que la maison bénéficie du soutien des intellectuels de l’exil parisien, précisément ceux qui avaient soutenu toute activité des intellectuels qui se voulaient préserver une certaine autonomie par rapport au pouvoir communiste. Il s’agit précisément de ces intellectuels déployant leurs activités principales à Radio Free Europe et au Comité français pour la défense des droits de l’homme, constitué en 1977 lors du mouvement Paul Goma, ultérieurement en 1980 reconstitué en la Ligue pour la défense des droits de l’homme41: Monica Lovinescu (aussi membre du Comité) et Virgil Ierunca de Radio Free Europe, Mihnea Berindei (vice-président de la Ligue), Marie-France Ionesco, Alain Paruit (traducteur très connu du roumain) et Dumitru Tepeneag (membres du Comité et ensuite de la Ligue) et bien sûr Paul Goma42. En effet, le soutien dont les intellectuels jouissent avant 1989 sera réinvesti par ceux-ci pour réussir leurs entreprises dans le postcommunisme. Non seulement les intellectuels de l’exil leur procurent-ils des financements et cela aussi dans l’après 1989, mais ils utilisent leur capital social cette fois-ci non pour soutenir les actes de dissidence ou les protestations des intellectuels mais pour soutenir les initiatives des intellectuels qui se regroupent dans le GDS, que ce soit les éditions Humanitas ou ultérieurement le Parti de l’alliance civique dont plusieurs membres du GDS font partie:

«Mihnea [Berindei] a réussi à faire venir Liiceanu à Paris. Il a obtenu le visa, il lui a envoyé à Vienne un billet d’avion (…) Mihnea a établit un programme drastique, chargé de matin jusqu’au soir avec des rendez-vous utiles tant pour le Groupe [pour le dialogue social] que pour la future maison d’édition. On fait la première liste de livre43».

Les Éditions Humanitas bénéficient donc du soutien de ceux de l’exil parisien qui avant 1989, de par leurs relations et leur position de médiateurs entre les deux champs et plus généralement entre le pays d’origine et l’étranger, contribuent à renforcer la position des intellectuels du pays. Ces intellectuels de l’exil seront ensuite traduits chez Humanitas.

Monica Lovinescu note dans son journal au 13 janvier 1990: «Comme on parle aussi des éditions qu’ils dirigent (les anciennes éditions politiques, devenues maintenant une maison de sciences humaines, de philosophie et de sciences politiques) où il [Gabriel Liiceanu] veut, de Havel à Soljenitsyne, publier tout ce qu’a signifié la littérature de la dissidence, je lui mentionne de nouveau Goma qui a les manuscrits tous préparés et rédigés en roumain. Il semble enchanté […] et nos livres (que son cousin lui les envoie auquel il les a laissés). Et qu’on prépare rapidement d’autres (la suite de Unde scurte pour moi, pour V.[irgil Ierunca] – ce qu’il désire. Qu’on ne les donne pas à d’autres [éditeurs]. Il les publiera en 200 000 ex[emplaires] […] Ce n’est pas le tirage qui nous intéresse, mais le fait qu’ils paraîtront chez [Humanitas], sa maison (Dacia [maison de Cluj] nous les avait demandé par le biais de Nego[itescu], mais L[iiceanu] a priorité.)». L’implication de ses amis de l’exil est centré sur les entreprises éditoriales de Liiceanu dans l’après 1989 mais aussi sur le GDS dont il est parmi ses fondateurs: «On lui suggère qu’il fasse des tables rondes mensuelles à Bucarest non seulement avec le Forum hongrois, mais aussi avec les Tchèques, les Polonais, etc. […] On lui prépare dès maintenant une liste des travaux qui mériteraient d’être publiés prioritairement. Ne pas omettre injustement l’oubliée Sociologie des révolutions [Sociologie de la révolution: mythologies politiques du XXe siècle. Marxistes-léninistes et fascistes. La nouvelle stratégie révolutionnaire, Fayard, 1969] de Jules Monnerot et, bien sûr, Besançon44».

Ainsi à ceux qui ont une position plus ou moins stable au sein de la maison il faut ajouter ceux qui seront des médiateurs. C’est principalement comme médiateurs entre l’espace extranational et le champ intellectuel roumain mais aussi parfois aussi comme auteurs que certains intellectuels contribuent à construire la position de Humanitas. Au sein de cette dernière catégorie on classe ceux qui résident à l’étranger et qui semblent avoir été les premiers à aider Liiceanu à construire son catalogue, le catalogue de la nouvelle maison.

Liiceanu en tant qu’éditeur aura et par la suite la priorité devant d’autres intellectuels ayant manifesté leur intérêt pour la publication des intellectuels de l’exil, de ceux qui ont contribué à soutenir, à construire une résistance anticommuniste. Au même moment, début 1990, des intellectuels de l’exil sont courtisés par des universitaires de la période communiste, installés à la tête des institutions culturelles traditionnelles, eux-mêmes étant de nouveaux éditeurs. Au sein de l’Union des écrivains, des intellectuels de l’exil seront primés et plusieurs éditeurs désirent les publier.

Des médiateurs sont aussi ceux qui de par leurs choix intellectuels, faits après 1989 lorsqu’ils séjournent à l’étranger, contribuent à l’importation d’une production scientifique de l’étranger. Ils sont parmi les collaborateurs «externes» de Humanitas, membres du GDS et autres. Moins importants que les précédents de par leur pouvoir de construire le catalogue de Humanitas, d’autres intellectuels, surtout des universitaires ou des scientifiques, consacrés en Roumanie dans la période communiste et/ou des intellectuels roumains de l’étranger qui, dans certains cas renonceront à cette collaboration, mais aussi des plus jeunes universitaires de la période communiste, auteurs ou traducteurs, directeurs de collection et d’autres spécialistes de l’intermédiation participent à la construction du prestige de la maison Humanitas, par leur travail (choix des auteurs traduits), leurs relations avec l’étranger et par leur renommée. Peu de temps après 1989 ils intègrent l’université. 

Dans le cas des membres du GDS, l’observation de leur rapport au GDS nous dévoile leur position dans le champ intellectuel, alors que leur domaine de spécialité et le capital symbolique mais aussi leurs dispositions nous fournissent quelques réponses sur le type de production privilégié par Humanitas ainsi que sur la fonction de la traduction et de la publication de certains textes et/ou de l’intérêt pour le traitement de certains sujets. Leur position au sein de la maison (auteur, traducteur, directeur de collection) renvoie à leur position dans le champ intellectuel qui varie aussi en fonction de leur profession et des activités spécifiques.

On verra ainsi que leurs positions idéologiques passent. Il faut tenir compte de leurs rapports au fondateur de la maison Humanitas comme de leur rapport à la politique avant comme après 1989 pour comprendre la fonction que peut remplir le fait d’être publié ou de traduire pour Humanitas.

Figure centrale du groupe d’intellectuels, muni de son fort capital social non seulement en Roumanie mais aussi dans les milieux intellectuels de l’exil, proche de Monica Lovinescu et Virgil Ierunca, Gabriel Liiceanu recevra dans sa démarche d’éditeur le soutien des institutions étatiques étrangères mais aussi des instances non-marchandes45. Son «désir de faire ainsi que la culture soit plus efficace»46 ne saurait être une réussite culturelle et économique sans les relations d’interconnaissances établies déjà durant la période communiste, consolidées à la faveur des transformations du champ intellectuel après 1989 qui dynamisent les échanges entre les agents culturels qui se trouvaient plus ou moins liés par des relations d’affinité intellectuelle.

Les Éditions Humanitas sont présentées comme «les prolongements d’un projet culturel» celui qui trouve comme base de sa réussite la publication des plus connus intellectuels de l’entre-deux-guerres47. Un capital symbolique et à la fois social découle de l’encadrement intellectuel et de la double filiation symbolique: le philosophe Constantin Noica (1909-1987), ami d’Emil Cioran (1911-1995), les deux appartenant à la même génération48, et les intellectuels de l’exil roumain, notamment Monica Lovinescu et Virgil Ierunca et d’autres encore. A la faveur de cet héritage intellectuel, il s’ensuit des contacts avec les milieux de l’exil au sein desquels la révélation des affinités idéologiques jettent les bases d’une relation dont l’accomplissement est la désignation de Gabriel Liiceanu comme le légataire de Monica Lovinescu et de Virgil Ierunca (l’archive, la bibliothèque, la discothèque et la Maison Lovinescu ont fait l’objet d’une donation pour la Fondation Humanitas). Les rencontres intellectuelles qui jalonnent le parcours de Gabriel Liiceanu et marquent sa trajectoire sont transposées, investies dans la maison Humanitas:

«elle est une projection de nos bibliothèques […] nos joies intellectuelles comme nous les avons vécues tout au long des trente années ont trouvé leur forme de pénétrer dans le monde par une maison d’édition […] peut-être que de cette façon j’ai voulu trouver la réponse à la question que j’ai posée un jour à Constantin Noica: ‘Comment s’introduit l’esprit dans le monde?’49».

Humanitas se présente à ses débuts comme la maison qui entend contribuer à diffuser principalement «les sciences humaines» et présenter «la mémoire retrouvée». Au projet éditorial est assigné un programme idéologique, tout en refusant le politique comme activité50, Gabriel Liiceanu recourt à la culture pour créer le politique: la maison Humanitas est, selon les considérations de son fondateur, «destinée à jouer un rôle extraordinaire dans l’histoire du changement des mentalités et publie les grands livres de l’antitotalitarisme et d’autres sur les événements de juin…51», sur les événements qui ont marqué des préoccupations des intellectuels du courant de «l’anticommunisme».

Gabriel Liiceanu définissant son projet éditorial: «nous avons réussi à délimiter la zone que nous désirons occuper sur le marché du livre: le livre de la vraie culture. D’où les accusations de snobisme, d’élitisme, mais c’est comme ça: la culture d’un pays se fait par les livres de culture, non avec des romans policiers que je lis d’ailleurs avec plaisir quand je trouve le temps. Ensuite: nous sommes toujours très préoccupés par l’aspect extérieur des livres52

La mise en pratique de l’esprit, représenté par des auteurs roumains, dans le monde devient possible grâce à l’héritage intellectuel et économique du fait qu’il reçoit le droit d’auteur pour l’œuvre d’Emil Cioran, Mircea Eliade et Eugène Ionesco53 et, bien sûr, surtout comme légataire de l’œuvre de Constantin Noica. Il présente au public roumain les grands auteurs de l’entre-deux-guerres54. A cela s’ajoute le droit exclusif de publier les ouvrages de mémoires des auteurs contemporains, Monica Lovinescu et Virgil Ierunca, qui se constituent en fresques du monde intellectuel roumain se trouvant en exil, de leurs manières de représenter et inciter la «résistance par la culture», cette spécificité roumaine de la dissidence revendiquée par bon nombre d’intellectuels après 1989.

Toutefois, le principal héritage de Liiceanu reste le travail philosophique de Constantin Noica, celui qui est investi par Humanitas, l’œuvre du philosophe qui a contribué à la formation et à la consécration des philosophes dans les années 1980. Un héritage que son disciple, Gabriel Liiceanu, inscrit dans la pensée européenne:

«Constantin Noica a laissé derrière lui une œuvre impressionnante, plus de 10 000 pages (sa publication dans sa totalité commence cette année aux Éditions Humanitas), étant peut-être le dernier grand métaphysicien du siècle et le dernier auteur d’un Traité d’ontologie, et une autre, non moins importante, de sauveur des esprits dans un temps de restriction dont les effets ne peuvent être ni mesurés ni devinés55

Les ouvrages du philosophe Constantin Noica publiés par Humanitas sont rangés au sein de la littérature de tiroir, composée des rares ouvrages que nous présentent des auteurs roumains, car ses écrits à caractère autobiographique n’étaient pas destinés à la publication avant 1989.

Et pourtant une des figures des plus investies par Liiceanu (et par sa maison) après 1989 est Emil Cioran, Sous l’impulsion de l’ouverture vers l’étranger qui marque l’ensemble des champs spécifiques de production culturelle.


Des collaborateurs de Humanitas et du catalogue de Humanitas

Aux côtés de l’héritage intellectuel de l’entre-deux-guerres avec des auteurs de philosophie consacrés plutôt à l’étranger ou par l’étranger et de celui des intellectuels roumains de l’exil qui participent à ce travail de mémoire de la période communiste, se trouvent les titres des auteurs roumains consacrés dans la période communiste qui se retrouvent dans la proximité intellectuelle ou sociale (ou les deux) de son fondateur.

Du côté de la production autochtone, les «sciences humaines», représentées principalement par les ouvrages de philosophie, et les récits de mémoire donnent le contour de l’image de la maison56.

La traduction des livres de philosophie occupe une place importante dans le catalogue de Humanitas. La notoriété obtenue par Liiceanu en tant que disciple de Constantin Noica légitime toute démarche d’importation surtout que son entreprise éditoriale se dote des philosophes consacrés eux aussi, chercheurs ou universitaires. La maison consacre deux collections en principal aux traductions de livres de philosophie. Dans un premier temps, la collection «Science et philosophie», ensuite, la collection «f», mais aussi la collections «Penseurs russes». Ces deux dernières sont dirigées par le philosophe Sorin Vieru. Sorin Vieru dont la relation avec Gabriel Liiceanu remonte aux années 1960, est chargé de choisir les traductions de philosophie encadrées dans la collection «f» toujours active. Le fait d’être appelé par Liiceanu à s’occuper d’une collection est fortement apprécié par Sorin Vieru, qui ne se reconnaît aucune compétence de gestion, reconnue au contraire au fondateur, principal propriétaire de Humanitas. Avec les années, l’activité de Sorin Vieru s’est restreinte: «la collection continue sans mon implication57». Dans ses témoignages «empressés de reconnaissance» à l’égard de son collègue Gabriel Liiceanu, Sorin Vieru manifeste la discrétion sur ses choix de traduction chez Humanitas. Il apprécie beaucoup Zinoviev qu’il le traduit mais le publie ailleurs. La relation que Sorin Vieru a entretenue dans le passé avec Constantin Noica est celle qui le situe après 1989 dans le cercle des proches de Liiceanu. En effet, Liiceanu rencontre Noica par l’intermédiaire de Sorin Vieru. Le fait de partager avec ce dernier une formation philosophique constitue la base de leur rapprochement et point de leurs relations ultérieures.

Philosophe professionnel, chercheur à l’Institut de philosophie de l’Académie roumaine, Sorin Vieru traduit seul et en collaboration du grec ancien, de l’allemand et de l’anglais. Dans l’édition Platon préparée principalement par Petru Cretia avec la contribution de Constantin Noica, Sorin Vieru signe seul la traduction, des commentaires et des notes à deux des dialogues de Platon. Sorin Vieru signe des traductions de trois auteurs allemands. Il signe seul la traduction de Gottlob Frege, publiée par la même maison qui avait publié l’édition Platon à laquelle il a participé. Ce sont là les deux auteurs auxquels il va consacrer des cours lorsqu’il va enseigner, après 1989. Alors qu’avant comme après la parution de cette traduction de Frege, il signe des études au sujet de cet auteur. Ses deux autres traductions à partir de l’allemand, de Rudolf Carnap et de Herbert Marcuse, paraissent dans des volumes réalisés avec la collaboration d’autres philosophes professionnels et mathématiciens tout comme sa traduction de G. H. von Wright et deux autres traductions à partir de l’anglais. Sauf dans un cas, ces traductions (de l’allemand et de l’anglais) paraissent aux Éditions scientifiques de Bucarest ou chez Dacia de Cluj. Un des volumes traduits de l’allemand auquel il participe paraît chez les Éditions politiques dans une collection qui se compose par des traductions («Idei contemporane»). L’anthologie d’Herbert Marcuse, réalisée par N. Tertulian, universitaire philosophe marxiste, qui s’est exilé en France fin des années 1970, paraissait aux Éditions politiques. Un des deux autres traducteurs de ces textes d’Herbert Marcuse parus sous l’intitulé Scrieri filozofice [Écrits philosophiques] est un autre «disciple» de Constantin Noica, Vasile Dem. Zamfirescu, celui qui se fait spécialiste et introducteur de la psychanalyse après 1989. Sorin Vieru ne traduit pas que du grec ancien et de l’allemand mais aussi de l’anglais. De plus, il publie des articles dans des revues spécialisées en anglais (six) mais aussi en français (cinq), en russe (trois) et en allemand (un). Toutes ces études paraissent en Roumanie sauf un article publié en Union Soviétique en russe lorsqu’il participe et anime des séminaires de logique à l’Institut de philosophie de Moscou. Dans leur grande majorité ce sont des articles qui sont publiés dans Revue roumaine des sciences sociales, publication plurilingue créée fin des années 1960 à l’Académie roumaine.

D’autres écrivains proches de Liiceanu et du cercle constitué autour du philosophe Constantin Noica, Petru Creţia et Ştefan Augustin Doinaş (membres fondateurs du GDS), traduisent pour Humanitas et publient chez cet éditeur. Le premier en tant que traducteur de Platon (avec Constantin Noica) et des textes de la Bible, en tant qu’éditeur d’Eminescu et de Cioran, mais aussi comme traducteur du français58. Le second avec des traductions de Nietzsche et de Martin Buber dans la collection «f» dirigée par Sorin Vieru. Ils ont traduit avant 1989 Sorin Vieru. Ces deux derniers se faisant connaître aussi bien par leurs traductions que par leur production littéraire.

Ayant fait des études similaires (lettres et philosophie mais dans des établissements différents), les deux s’intéressent aux langues et aux cultures. Les deux sont poètes, ils ont fait leurs débuts avec des poèmes, mais Stefan Augustin Doinaş traduit de plusieurs langues modernes (des plus centrales, sauf l’anglais) et de la littérature alors que Petru Creţia traduit du grec ancien et de la philosophie. Plus connu comme traducteur de Goethe, Ştefan Augustin Doinaş est aussi traducteur de Giovanni Papini et éditeur de Paul Valéry. Il traduit de l’allemand et de l’italien surtout, mais aussi de l’espagnol et du russe, et des poètes surtout. Ses traductions paraissent aux Éditions pour la littérature universelle et ensuite chez Univers (à partir des années 1970). Lorsqu’il ne traduit pas il signe des commentaires à des auteurs traduits, à partir de la fin des années 1970. Il signe de plus plusieurs études introductives à des éditions bilingues d’auteurs étrangers surtout parus en Roumanie chez Minerva. Mais il est aussi auteur traduit à l’étranger. Petru Creţia, ayant suivi une formation en lettres classiques et en philosophie, traduit de l’anglais et de l’italien des auteurs de littérature59 mais il va s’occuper aussi de l’édition de Platon. Petru Creţia est le principal éditeur de Platon depuis. Le principal éditeur de Platon car la principale édition roumaine de Platon porte sa signature, édition qui paraît dans la période communiste. Alors que, en sens inverse, il se fait le spécialiste d’Eminescu, il est aussi l’éditeur de l’œuvre du «poète national». Les dialogues de Platon paraissent dans une édition préparée par Petru Cretţia en collaboration avec Constantin Noica chez les Éditions scientifiques et encyclopédiques à partir de 1974. L’édition comprend sept volumes dont la parution se déroule jusqu’en 1993, année de la parution du dernier volume et le premier de la période postcommuniste60.

Des philosophes consacrés avant 1989 (Ion Ianoşi), professeurs à la Faculté de philosophie, ou après 1989 (tels Adrian-Paul Iliescu et Mircea Dumitru), sont des collaborateurs de Humanitas.

Les ouvrages d’histoire complètent le programme culturel que la maison s’est donné: valoriser ce qui est valorisant car déjà consacré mais ignoré pendant le régime communiste et se souvenir pour reconsidérer le passé récent, à savoir le communisme.

De plus, si le travail éditorial qui consiste à investir la mémoire est présenté par les intellectuels comme une demande du public, il peut être interprété aussi comme leur manière de réagir à leur propre inertie des écrivains devant le travail d’adaptation aux demandes d’une nouvelle écriture de littérature. Le temps mis pour réajuster les pratiques d’écriture est marqué par le bouleversement des repères du champ culturel et par la multiplication des possibilités pour les participants à la vie culturelle du pays. Selon les dispositions de chacun, des écrivains d’avant 1989, les intellectuels de l’après 1989 tentent d’adapter leurs capacités et de reconvertir des ressources accumulées avant 1989, de manière plus ou moins consciente, aux nouvelles demandes dans le journalisme ou dans le champ éditorial, et parfois même, plutôt provisoirement, aussi dans le champ politique.


Traductions, médiateurs et traducteurs

Les Éditions Humanitas constituent un succès dans le champ éditorial grâce aux relations établies par son auteur dans le champ intellectuel roumain, grâce à sa notoriété et à mais aussi aux cadres officiels (université surtout) qui lui sont offerts après 1989. Tout comme de jeunes intellectuels début des années 1990 ou chercheurs ou enseignants dans des institutions marginales peuvent reconvertir leur capital culturel, faisant leur entrée à l’université, parfois en investissant d’autres disciplines que celles pour lesquels ils étaient formés. Ces jeunes intellectuels voient tout l’intérêt à valoriser surtout leur formation suivie après 1989 pour accéder à la reconnaissance dans le champ intellectuel et dans le champ scientifique et occuper un rôle important dans la médiation culturelle. Dans les conditions d’une demande de compétence dans les domaines jusque-là ostracisés et parallèlement au discrédit des disciplines ou intérêts scientifiques et à celui subi par certains agents du champ scientifique (cadres enseignants de la Faculté de philosophie ou de l’école de parti), jeunes écrivains ou philosophes sont amenés à investir leurs dispositions intellectuelles dans des projets éditoriaux pour la conquête d’autres positions que celles occupées avant 1989. 

Une formation suivie à l’étranger dans les conditions d’un renouvellement des disciplines et de l’apparition de nouvelles facultés, et donc de la demande de nouvelles compétences, les amènent à investir de nouvelles institutions: dans les maisons d’édition ou dans l’enseignement. Elle participe aussi à un renouvellement du champ universitaire par la création de nouvelles positions en introduisant de nouveaux champs d’intérêts scientifiques.

Les «sciences humaines» sont mieux représentées dans la production d’importation où sont privilégiés les essais de philosophie politique. Les traductions d’ouvrages des sciences humaines, surtout dans la première moitié des années 1990, dépassent de loin les titres «autochtones» (y compris les productions de l’exil). Elles procurent à Humanitas son image de pionnière dans cette démarche d’importation des sciences humaines en Roumanie, qu’on verra se poursuivre ultérieurement dans toutes les «grandes» maisons d’édition roumaines.

À part des auteurs «classiques» roumains ou des auteurs classiques de la culture française, des auteurs de l’exil, des journaux et des recueils de mémoire, des auteurs (russes) de philosophie, les traductions constituent un peu plus de la moitié des titres publiés par Humanitas (des 1133 du total des titres publiés entre 1990 et 2003, 577 sont des traductions).

Le français (à une différence d’un titre) et l’anglais sont les deux langues les plus traduites chez Humanitas (entre 1990 et 2003). Les titres français traduits dans le catalogue de Humanitas constituent 31% du total des titres traduits (tout comme les titres anglais ou américains traduits). Les traductions à partir de l’allemand constituent en revanche un peu plus de 12% des traductions. Entre 1992 et 1995 les titres traduits à partir du français sont doubles ou triples par rapport aux titres traduits à partir de l’anglais.

Le nombre des traductions après 1996 à partir du français se réduit jusqu’à atteindre la moitié en 1998 (et en 1999 et 2000 ; on publie des dictionnaires, trois entre 1997 et 1999), jusqu’à ne constituer qu’un quart des titres traduits en 1995 (en 2001).

Nous nous appuyons sur plusieurs sources, en commençant par le catalogue de la maison qui était jusque récemment disponible sur Internet, en accès libre Jusqu’en 2008 on trouvait encore sur le site de la maison deux listes qui présentaient le catalogue de Humanitas: une liste des auteurs et une liste des titres parus entre 1990 et 2003. Des informations ainsi recueillies ont été vérifiées et enrichies par d’autres recueillies par la consultation de plusieurs ouvrages publiés chez Humanitas  en vue d’une comparaison avec celles qui nous étaient présentées par le catalogue constitué par Humanitas, disponible en ligne sur le site de la maison Humanitas. C’est par la consultation de certains ouvrages (plus précisément ceux qui sont inclus dans la collection «société civile» et surtout ceux-là), qu’on peut apprendre si leur publication a été soutenue par d’autres institutions, à savoir des fondations étrangères (filiales roumaines). A partir de ces deux fichiers rendus publics nous avons constitué un tableau avec les titres traduits (nombre des titres traduits par année et par langue) et un autre avec les collections (et principalement les collections de sciences humaines). Il nous intéressait ainsi de voir l’évolution des traductions ainsi que le type de production proposé par Humanitas et l’évolution de ces collections. Nous avons de même constitué un tableau avec les collaborateurs (directeurs de collection, traducteurs et préfaciers) de Humanitas et avec les auteurs publiés. Il nous intéressait de voir le profil de ceux qui sont des collaborateurs de Humanitas, leur statut et leur position au moment où ils sont des collaborateurs de la maison. Puisqu’on s’est demandé comment ils sont parvenus à publier chez Humanitas à un moment ou à un autre, il a fallu voir du côté de leur compétence ainsi que de leur capital social, relations avec le fondateur de la maison, proximité avec celui-ci, leurs appartenances à des institutions habitées par le fondateur de la maison61). Alors que l’organisation des livres par collection ou série permettaient de voir les principes de ces partages, le spécifique s’il y en a, de chaque collection ou bien l’absence d’un spécifique puisque on retrouvera un même auteur inclus dans plusieurs collections. Souvent des collections publient le même type de textes ou plusieurs collections peuvent être dédiées à une même discipline.

Si les listes produites par Humanitas nous fournissaient les noms de ceux qui sont des traducteurs, préfaciers et des auteurs de la maison, au cours de notre enquête, lors de nos entretiens faits avec certains membres du GDS ou membres de la rédaction de 22, ont été recueillies des informations au sujet de ceux qui auront une influence plus importante au sein de la maison, directeurs de collection principalement, mais aussi de ceux qui occupent des postes dans la rédaction, ainsi que sur leurs pratiques et leurs représentations du rôle de la traduction.

De même nous avons pu avoir accès aux données concernant le Programme aide à la publication, à savoir les titres cédés, titres traduits en roumain de littérature et en sciences humaines et sociales62

Si les plus jeunes se posent en principaux médiateurs entre le champ éditorial roumain et le champ d’importation, notamment celui français, leurs projets s’accomplissent début des années surtout dans la maison Humanitas. La maison est en état d’entretenir des échanges culturels qui dépassent, semble-t-il, les possibilités d’autres maisons63.

Quatre collections sont plus liées au contexte politique. Dédiées aux livres relevant des études politiques elles sont aussi l’expression du renouvellement du champ universitaire et plus largement du champ scientifique en lien avec la libéralisation politique et l’intérêt pour traiter du politique. Si la collection «Société civile» englobe le plus de titres c’est qu’elle est des premières collections créées, alors que dans la collection «Procès du communisme» sont inclus a posteriori des ouvrages parus hors collection. La collection «Histoire des idées» en est une autre. La collection «Polis», créée en 2003, se propose d’introduire des titres sur l’évolution politique et la situation politique en Europe de l’Est64.

La série «Société civile» de Humanitas est créée en 1992 et comprend 40 titres  (à compter jusqu’en 2002) dont deux ouvrages seulement sont signés par des auteurs roumains. Les auteurs traduits dans la collection sont dans leur majorité des auteurs français contemporains: Michel Albert, Michel Wieviorka, Françoise Thom, Pierre Manent, Alain Besançon (5 titres), François Furet (2 titres), Tzvetan Todorov, Jean-François Revel (2 titres), François Châtelet et Evelyne Pisier, Bernard-Henri Lévy. Mais aussi des auteurs «classiques»: Alexis de Tocqueville et François Guizot. Un autre auteur français traduit chez Humanitas est Julien Benda. Certains de ces auteurs seront traduits aussi dans d’autres collections: Alain Besançon (2 titres dans la série «Histoire des idées» et «Religion»), François Furet (dans la série «Histoire des idées»), Jean-François Revel, Pierre Manent (dans la collection «Polis»)65. Deux ouvrages d’Alain Besançon et l’ouvrage de Julien Benda (de la même collection), ainsi que la publication en roumain de Tocqueville est soutenue par le Ministère français des Affaires Étrangères par son Bureau du livre. Ces auteurs, mentionnés aussi par les intellectuels de l’exil, à savoir ceux de Radio «Free Europe», sont bien connus par plusieurs des collaborateurs de la maison roumains. Certains auteurs français traduits par Humanitas sont des amis des intellectuels roumains de l’exil parisiens, comme c’est le cas d’Alain Besançon.

Détenteurs de diplômes étrangers, des intellectuels peuvent se présenter après 1990 en médiateurs culturels. Leur influence se mesure en fonction de leur capital social dans les deux milieux, étranger et d’origine, et des possibilités de cumuler des titres dans le champ intellectuel culturel (universitaires, traducteurs). Si les traductions de livres d’auteurs français sont nombreuses, elles témoignent non seulement de la formation initiale de ces intellectuels, ce qui a bien sûr une importance dans l’activation des aspirations intellectuelles, mais aussi des possibilités nouvelles qui s’ouvrent pour les jeunes diplômés et pour les intellectuels. Après 1989, ils ont la possibilité objective d’investir l’étranger et de se légitimer par cet investissement.

Les enjeux politiques que pose le postcommunisme les conduisent à changer de perspective, d’objet d’étude ou même de discipline. Le changement politique débouche sur une réévaluation des projets intellectuels surtout au sein des générations intellectuelles les plus jeunes. L’accès à des bourses financées par le gouvernement français leur procure des moyens de s’adapter aux nouvelles demandes du champ éditorial et scientifique66.

La publication 22 et les Éditions Humanitas se partagent des compétences des intellectuels proches ou membres du GDS. Des membres de la rédaction et des membres du GDS – à part ceux qui occupent des postes dans la maison Humanitas – ou même autres intellectuels proches du Groupe investissent le champ éditorial à travers leurs collaborations diverses avec Humanitas. Le fait de disposer d’un personnel en lien avec le fait que la maison peut choisir, à la faveur d’une redistribution des compétences par l’entrée dans le champ intellectuel des prétendants des années 1980 et de la présence d’un vivier de compétences dans le GDS et autour de celui-ci, s’accompagne d’une prise de contacts et de l’intérêt manifesté par les institutions françaises à soutenir l’introduction et la diffusion de sa culture propre dans les pays ex-communistes.

La maison fondée par celui qui se présente déjà en 1990 en porte-parole du GDS et en représentant du courant intellectuel de l’anticommunisme des milieux intellectuels profite de la position, de la notoriété et de l’accès à l’étranger de 22.

Les auteurs français, investis ou qui investissent eux-mêmes le champ intellectuel roumain de par leurs intérêts pour le Groupe, sont des principaux interlocuteurs des intellectuels roumains aux côtés des chercheurs américains intéressés par la Roumanie depuis la période communiste (Bernard-Henry Lévy, André Glucksmann mais aussi Alain Besançon).  Ces intellectuels français intéressés par l’espace roumain après 1989 sont invités au GDS. Ils sont ceux avec lesquels les intellectuels roumains de l’exil, notamment ceux de Radio «Free Europe», ont des affinités67. Le discours avec les intellectuels français offre pour eux la possibilité de mettre en avant leur compétence, leur capital culturel et le fondement de la posture de l’intellectuel qui se sent appelé à juger sur les valeurs et à décider des solutions à adopter dans le postcommunisme. De plus, publier dans 22 des intellectuels français contribue à légitimer la position du périodique et par voie de conséquence les intellectuels du GDS. Des auteurs étrangers présentés par 22 seront ultérieurement publiés par Humanitas dont surtout des auteurs français (aux côtés des spécialistes étrangers de l’histoire de la Roumanie ou du communisme): André Glucksmann, Françoise Thom, Simone Weil, Jean-François Revel, François Furet, Alain Finkielkraut, Bernard-Henry Lévy.

Les possibilités offertes par les institutions étrangères (comme le Ministère français des Affaires étrangères par le biais des Services culturels) sont transposées dans le champ éditorial roumain en restructuration par la traduction massive (par rapport à d’autres langues) des auteurs français. 

Des relations étroites avec des représentants officiels du Ministère français des Affaires étrangères qui offrent le support financier pour la parution de bien de titres en français. A part l’appui reçu du Ministère français des Affaires étrangères sous diverses formes (donation de matériel, initiatives destinées à présenter les publications de Humanitas sous l’égide de l’Institut culturel français, etc.), la maison reçoit aussi le support de la Fondation Soros:

«le Ministère français de la culture nous a fait une donation d’ordinateurs […] la série «Société civile», une série très importante, sans espérance de succès commercial, pouvant pousser à la faillite toute maison par son tirage de 4-5000 d’exemplaires pour chaque titre, est subventionnée partiellement par la Fondation Soros68

Les Éditions Humanitas ont eu accès aux fonds du Ministère français des Affaires Étrangères, par le biais du Programme d’aide à la publication (PAP Iorga créé en 1992)69, mais ont reçu du soutien soit directement de l’éditeur soit par l’intermédiaire des intellectuels de l’exil, comme cela ressort des témoignages des traducteurs et directeurs de collection70.

Le rôle des financements accordés à partir de 1993 par la Fondation Soros, les stages de formation dont bénéficient les étudiants roumains et les chercheurs anglophiles doit être mentionné à côté des bourses accordées par le gouvernement français ou par l’Agence universitaire de la Francophonie dans la formation de jeunes chercheurs roumains.

L’évolution des références dans le champ universitaire roumain postcommuniste peut être détectée facilement on observant la construction des bibliographies dans les facultés de sciences humaines et sociales. A cette évolution qui constate l’importation d’un nombre important de livres en français des livres en sciences humaines correspond la consécration des traducteurs qui traduisent pour leurs études, pour leur enseignement, qui se sont spécialisés dans la traduction d’auteurs de philosophie politique surtout.

Certains de ceux qui signent des traductions ou des préfaces entre 1990 et 1996, seront des auteurs à partir de 1997 chez Humanitas.


Des abandons silencieux. Compétence(s) et notoriété

Si s’affirmer sous le mode collectif dans l’espace public, moment de la constitution du GDS, impose d’englober de capital moral, que le GDS cumule à sa création71, dans cette entreprise, d’un autre type, initiative qui se veut innover, les projets auxquels des intellectuels de l’exil contribueront en large mesure pour la construction du catalogue éditorial de Humanitas ne suffisent pas, ni les héritages soit-ils des plus valorisés et valorisants après 1989.

A part ceux qui se rapprochent et qui sont proches de Liiceanu après 1989, principalement des membres du GDS, qui s’intéressent au secteur éditorial, principalement en tant que traducteurs et puis comme médiateurs entre la Roumanie et la France surtout en mettant à profit leurs relations à l’étranger, universitaires et scientifiques qui sont proches du responsable de la maison, et cela dès la période communiste, seront cooptés dans cette nouvelle entreprise. Ainsi dans un contexte qui suppose de nouvelles possibilités, changement de poste, création d’instances nouvelles dans le champ éditorial aussi, et lorsque les hiérarchies établies sont bouleversées, certains intellectuels, universitaires et scientifiques de la période communiste sont des collaborateurs de la maison Humanitas. Et cela en dépit de leurs prises de position politiques d’avant 1989 ou même des appartenances d’avant 1989 qui vont les discréditer après 1989 (comme cela est le cas d’un auteur de Humanitas et dans 22).

Le capital culturel et linguistique prévaut de nouveau lorsqu’il s’agit du travail du traducteur ou lorsque les auteurs choisis par le traducteur et les sujets abordés par l’auteur viennent confirmer la ligne adoptée par la maison. Si des membres de la rédaction de 22 (début des années 1990) ne seront pas cooptés au sein du GDS, ceux-ci seront des traducteurs ou des auteurs des éditions Humanitas (tel est le cas de Bogdan Ghiu). Si certains membres du GDS interrompent leurs activités pour la publication du GDS, se distancient du GDS du fait qu’ils entrent en conflit avec certains membres fondateurs, il n’empêche qu’ils soient des auteurs des Éditions Humanitas.

Ces collaborateurs externes, mais aussi des éditeurs, initiateurs dans tous les cas de nouveaux projets éditoriaux, peuvent avoir des orientations politiques, des références et des expériences différentes, choses qui apparaissent avec évidence dans le choix de leurs sujets de recherche, dans leur manière d’en traiter et d’approcher des sujets qui préoccupent et des membres du GDS, qui auront des effets aussi sur leurs relations avec la maison Humanitas. Des divergences à base idéologique entre éditeur et ses collaborateurs ne vont pas créer des sujets de discussion et ne feront non plus objet de quelque discussion entre ceux-là, sauf exception. Mais il s’agira, semble-t-il, seulement d’abandons, de ruptures «silencieuses»72. Deux directeurs de collection chez Humanitas, parleront pourtant de la difficulté et parfois même de l’impossibilité pour eux de suivre leurs projets au sein de la maison.

L’écart entre les dispositions de ceux qui en seront appelés à y contribuer et la ligne éditoriale encouragée voire adoptée par le fondateur de la maison ainsi que les rapports qui s’établissent au sein de la maison ne se révèlent qu’ultérieurement, dans ces abandons. Ils nous dévoilent le contexte dans lequel la maison apparaît et s’impose, les nouveaux rapports de force au sein du champ intellectuel après la chute du communisme. Ces abandons sont à considérer en rapport avec «l’espace des positions offertes73» ou des «possibilités offertes74» car à chaque moment et selon la position occupée par celui qui renonce à sa collaboration, à ses relations avec Humanitas, il est question d’un «espace des possibles75» différent. Mais aussi avec leur proximité avec le fondateur de la maison ou les risques que cet abandon suppose puisque tous ceux qui se disent ne pas être en accord avec les choix de la maison ou qui déclarent ne pas avoir pu mener au bout leurs projets ne renoncent pas à leurs collaborations avec Humanitas ou ne le feront pas dès l’instant.

Des options idéologiques en désaccord avec celles adoptées par son fondateur n’empêchent pas qu’il soient des auteurs de Humanitas et n’entravent pas sur leur rôle dans la construction de la maison et de son catalogue début des années 1990.

Si des options idéologiques divergentes seront au fondement des abandons par ceux qui sont des plus âgés, consacrés dans la période communiste, d’autres, plus jeunes, invoquent des questions de nature économique qui se seraient trouvées à la base de leurs ruptures d’avec la maison: mécontentement de la part des auteurs déjà célèbres après 1989 vis-à-vis de l’éditeur ou impossibilité de continuer un projet chez Humanitas faute de l’intérêt du public pour un certain type de production comme les écrits à visée scientifiques dans une discipline qui n’est ni l’histoire ni la philosophie, disciplines définissant l’espace éditorial de Humanitas consacré à la production académique.

Les conflits peuvent surgir entre l’éditeur et l’auteur, selon certains témoignages, à cause des prétentions de la maison d’enlever un taux important (qui semble dépasser la moitié, à savoir 65%) des droits d’auteurs76.


Humanitas ne débute aucun auteur, mais choisit

Signe de sa position acquise dans le champ éditorial après 1989, Humanitas ne débute aucun auteur (signant des essais ou d’études en sciences humaines). La maison recherche cependant à s’affilier des auteurs qui traient dans leurs ouvrages des sujets qui correspondent aux sujets traités aussi par l’éditeur dans ces prises de position politiques, des intérêts scientifiques qui peuvent légitimer les prétentions de l’éditeur. 

C’est le cas de l’essayiste Horia-Roman Patapievici qui débute chez les Editions Nemira (en 1995 avec le recueil d’essais à thème culturel et politique ou de l’historien, Cerul vărut prin lentilă [Le Ciel vu à travers la lentille])77. Alors que celui-ci se fait par la suite connaître comme auteur soutenu, consacré par Gabriel Liiceanu et largement influencé par celui-ci. C’est aussi le cas de Lucian Boia qui est introduit chez Humanitas par Sorin Antohi après avoir acquis une consécration à l’étranger78.

La prestigieuse maison qu’est Humanitas attire des auteurs dotés d’un capital symbolique suffisamment fort et d’une autorité pour pouvoir être ensuite transférée si nécessité il y a sur le terrain du politique, capital scientifique dans les luttes à dimension politique pour la revendication de la légitimité à représenter la vraie science vraie, le savoir authentique. Mais toute cooptation de «nouveaux» auteurs dotés d’une certaine autorité dans le champ scientifique ou intellectuel passe toujours par des médiateurs, intellectuels plus forts en capital symbolique et proches de Humanitas.

Pour les auteurs ou les intellectuels de la jeune génération (qui débutent dans la seconde moitié et la fin des années 1990) la publication chez Humanitas est le signe de leur consécration et de leur position du côté des intellectuels «légitimes». Désireux de se faire publier par Humanitas, ils participent à construire la position de la maison comme instance de légitimation. Les «nouveaux» auteurs de Humanitas sont acceptés par la maison après avoir été introduits par d’autres intellectuels dotés d’un fort capital symbolique ou par d’autres maisons d’édition. La manière dont la maison négocie avec les auteurs et les traducteurs rendent compte de la perception de l’éditeur quant à sa position et de l’assurance qui découle de sa position dominante puisqu’il est recherché pour le capital symbolique mais surtout social que la publication par Humanitas peut rapporter à ces jeunes intellectuels: la maison peut choisir entre la multitude de prétendants et se permettre de poser des conditions pour la publication. La publication chez Humanitas fonctionne aussi comme «marqueur» idéologique et favorise le rapprochement du champ politique.

L’éditeur choisit des auteurs aussi en fonction de leur notoriété acquise et de la conjoncture intellectuelle et politique.


Fin des années 1990-début des années 2000 (en guise de conclusion)

On constate le déplacement d’une maison car les positions de l’éditeur et de ses proches ont changé mais aussi parce que Humanitas est concurrencée par plusieurs maisons dont principalement Polirom (dont la production éditoriale est centrée sur les auteurs roumains)79, Curtea Veche (fondée en 1998 et publiant à partir de la moitié des années 2000, des auteurs roumains notoires, intellectuels surtout, et à partir de 2003 des titres de littérature)80. Des éditeurs qui réussissent après 1989 à (se) créer une position suffisamment forte, en faisant concurrence à Humanitas, viennent de l’extérieur des champs spécifiques du monde intellectuel, jugeant d’après leur formation.

Le désinvestissement progressif de la traduction de livres de sciences humaines avec des effets sur le réajustement des stratégies éditoriales qui visent dès lors à conserver le capital symbolique accumulé antérieurement (avec des rééditions à partir de 1995) et à s’ouvrir à la production roumaine (auteurs consacrés dans le domaine des sciences humaines et en littérature).

Les traductions concernent dès lors en premier lieu des titres destinés au large public et progressivement, on constate une augmentation des titres de littérature. Humanitas crée en 1996 un domaine distinct destiné à la publication des manuels scolaires et en 1998, «sous la pression du marché et de la compétition avec d’autres maison d’édition», elle étend son profil au domaine des livres «pratiques», la série «Humanitas Pratique».

En 1999 la maison se dirige vers les titres de littérature et en premier lieu avec des traductions avec la série «Le livre de la table de nuit» (1999) traduisant Paulo Coelho, les séries «Humanitas Pratique de poche» et «La première étagère»  (2001) traduisant Kundera, deux auteurs pour lesquels la maisons a acquis les droits exclusifs de publication. Alors que vers le milieu des années on observe le retour à la littérature (auteurs consacrés sous le communisme) et le retour de la littérature (nouveaux entrants).

La création d’une série destinée à la littérature de jeunesse (2000) rend compte des stratégies commerciales visant à contrecarrer la baisse des tirages des titres en sciences humaines.

 

BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE:
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NOTE

1 Même si on ne connaît pas la somme que la maison paye pour le loyer, on entend que le choix d’occuper et donc de garder ce même siège, cela jusqu’à présent, permet d’autres investissements: «on peut pas se permettre d’investir, sans demander un crédit, pour un siège propre (terrain, construction, etc.) mais on peut augmenter le nombre de titres d’une année à l’autre, on peut acheter des moyens de transport et doter nos libraires des provinces (louées)» (Dilema [Le Dilemme], n° 17, 1993, p. 6). Caractérisant le patrimoine de Humanitas, un de nos interlocuteurs (traducteur) parle de Humanitas comme d’une «fille pauvre qui en se mariant reçoit un grand héritage» où le mari est ici le Ministère de la Culture (entretien du 23 septembre 2008)
2 Monica Lovinescu, Jurnal 1990-1993, Humanitas, 2003, p. 148:
3 Dilema, n° 17, 1993, p. 6. Les partenaires français sont Mihai Korne, l’éditeur de Lupta, une des publications de l’exil roumain, et Adrian Savu avec une «expérience dans la gestion de certaines entreprises» dont les éditeurs roumains entendent apprendre «la mentalité occidentale» de la gestion. Quand et effectivement qui en sont ses propriétaires de la maison, on ne sait pas.
4 Dorénavant nous mentionnons Éditions politiques pour Editura Politică et Éditions scientifiques pour Editura Ştiinţifică şi Pedagogică.
5 Monica Lovinescu, Jurnal 1990-1993, Humanitas, 2003, pp. 79 et 269: «Geta [Dimisianu] sera «intronisée» chez Albatros par Pleşu du jour au lendemain et elle veut le manuscrit de Lovinescu et les nôtres (comme aussi ceux d’Eugène Ionesco, bien sûr)» et «Dan Petrescu […] notre ancien dissident […] quand il a été enlevé de son poste de secrétaire d’Etat à la Culture, il a publié dans la presse des attaques infâmes contre Pleşu […], nommé ensuite directeur au Musée de la littérature roumaine, il s’est installé avec une bourse française à Poitiers pour deux ans […] on lui a donné la direction des Éditions Albatros. Avec Geta là-bas comme de grands amis…». Mais d’autres exemples pourront être mentionnés.
6 Gabriel Liiceanu, Jurnalul de la Paltinis [1983], 6e édition, Bucarest, Humanitas, 2008, p. 7.
7 Gabriel Liiceanu, Tragicul. O fenomenologie a limitei şi a depăşirii [Le Tragique. Une phénoménologie de la limite et du dépassement], Bucarest, Univers, 1975.
8 Dialogue paru dans une autre édition chez Humanitas en 1993.
9 Gabriel Liiceanu, Jurnalul de la Paltinis, op. cit., p. 160.
10 Dans ce volume, un texte traduit par Gabriel Liiceanu, «Lettre à l’humanisme», a été publié aussi dans Viata Romaneasca. Texte discuté par la suite par Ion Ianoşi, qui est le directeur de thèse de Gabriel Liiceanu. Le volume paraît dans une seconde édition chez Humanitas en 1995.
11 La lettre de protestation du 18 décembre 1989 est signée par Mircea Dinescu, Alexandru Paleologu, Mihai Şora, Dan Haulică, Gabriela Adameşteanu, Ana Blandiana, Szasz Janos, Geo Bogza, Ştefan Augustin Doinaş.
12 La catégorie des intellectuels désigne dans cette perspective les personnes qui transfèrent leur capital de notoriété, gagnée dans leur contexte d’appartenance professionnelle, dans l’espace public pour revendiquer un droit d’intervention dans les affaires publiques. Cf. Christophe Charle, La Naissance des «intellectuels» 1880-1900, Paris, Minuit, 1990.
13 Ibid., p. 8.
14 Le premier numéro de 22 paraît le 20 janvier 1990.
15 Andrei Plesu, «Je n’ai fait aucun pacte! avec personne!», 22, n° 48, décembre 1990, pp.8-9 (notre traduction).
16 Rappelons que Sorin Vieru avait rencontré et bien connu Andrei Pleşu tout comme Gabriel Liiceanu, ensemble étant des proches du philosophe Constantin Noica. Un autre «membre» du cercle proche qui se constitue autour de Noica est le futur éditeur, Vasile Dem. Zamfirescu. Voir Katherine Verdery, Compromis si rezistenta. Cultura romana sub Ceauseascu [Compromis et résistance. La culture sous Ceausescu] [1991], trad. de l’américain par Mona Antohi et Sorin Antohi, Bucarest, Humanitas, 1994.
17 Ion Ianoşi, «Uniunea Scriitorilor în sistemul culturii socialiste şi segmentul literar în tranziţia românească», in Adrian Miroiu (ed.), Instituţii în tranziţie, Bucarest, Punct, 2002, p. 259.
18 Les deux premiers représentent le «noyau dur» du dit «groupe d’Iasi», selon Sorin Antohi, qui réunit universitaires, chercheurs, critiques littéraires et écrivains d’Iaşi. Du «groupe d’Iasi» parlait plus récemment Liviu Antonesei dans un entretien: http://antonesei.timpul.ro/2013/08/07/grupul-de-la-iasi-%E2%80%93-un-sociolog-ma-intreaba/. Trois du dit «groupe d’Iaşi» sont des membres fondateurs du GDS (Alexandru Călinescu, Dan Petrescu et Sorin Antohi), un autre est coopté en 1990 (Liviu Antonesei).
19 Entretiens avec Cristian Preda (le 15 février 2008), avec Sorin Antohi (le 25 mars 2008).
20 Au moment où Luca Piţu créée la collection «Essais d’hier et d’aujourd’hui», dédiée aux traductions de livres de sciences humaines et sociales, de la maison Institutul european [l’Institut européen] d’Iaşi, Silviu Lupescu, le futur fondateur et directeur des Editions Polirom (d’Iaşi) y est là.
21 Entretiens avec Sorin Antohi (le 25 mars 2008).
22 Entretiens avec Sorin Antohi (le 25 mars 2008) ; avec Bogdan Ghiu (le 30 juin 2008).
23 Cf. Monica Lovinescu, Jurnal 1990-1993, Bucarest, Humanitas, 2003.
24 Entretien avec Dan Oprescu (Bucarest, le 5 octobre 2010).
25 Il semble que ces deux maisons existent ensemble pour quelques années. Une autre maison toujours appelée les Éditions politiques semblent avoir existé début des années 1940.
26 Sur l’Académie «Ştefan Gheorghiu» on dispose actuellement de deux études. Voir Mihai Dinu Gheorghiu, Intelectuali in campul puterii. Morfologii şi traiectorii sociale [Intellectuels dans le champ du pouvoir. Morphologies et trajectoires sociales], Iaşi, Polirom, 2007, notamment pp. 92-97 et Alina-Teodora Cornea, «Enseigner à l’Ecole du Parti. Parcours, profils et devenir des enseignants de l’Académie «Stefan Gheorghiu» de Bucarest», Studia Politica, vol. IV, n° 4, 2004, notamment pp. 849-857.  Les dates de la fondation de l’Académie «Stefan Gheorghiu» diffèrent dans ces deux études, la première mentionnant l’année 1954 (p. 93), la seconde l’année 1958 (p. 853). 
27 Sorin Vieru publie et traduit, cosigne à deux reprises des volumes parus aux Éditions politiques. Un autre membre fondateur du GDS (Dan Oprescu) comme celui qui est recruté dans le GDS plus tard (Vladimir Tismăneanu).
28 Pierre Bourdieu, «Le champ littéraire. Préalables critiques et principes de méthode», Lendemains, 36, 1984, p. 15.
29 Traduit en français et en américain: Gabriel Liiceanu, Le Jornal de Paltinis, Paris, La Découverte, 1998 et Id., Paltinis Diary, Budapest & New York, CEU Press, 2000.
30 Dans les médias roumains mais aussi lors des communications tenues devant un auditeur composite, français et roumain: étudiants, chercheurs et diplomates.
31 Dilema [Le Dilemme], n° 43, novembre 1993, p. 6.
32 Lors de la conférence qu’il tient à l’Institut français de Bucarest (le 19 juin 2008).
33 Entretien avec Sorin Vieru (2008).
34 Discussion informelle avec Gabriel Liiceanu (19 juin 2008). Lors de cette brève discussion, il fait oublier qu’il est interrogé surtout comme membre du GDS et préfère parler en éditeur.
35 Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, coll. «Libre Examen», 1992, p. 301.
36 Pierre Bourdieu, «La production de la croyance. Contribution à une économie des biens symboliques», Actes de la recherche en science sociales, n° 13, 1977. Voir aussi Id., Les Règles de l’art…, op. cit., p. 274.
37 A l’image du prophète décrit par Max Weber dans Id., Sociologie de la religion (Economie et société), trad. et présenté par Isabelle Kalinowski, Flammarion, «Champs», pp. 152-154 et 161-173. Voir Frédérique Matonti et Gisèle Sapiro, «L’engagement des intellectuels: nouvelles perspectives», Actes de la recherches en sciences sociales, 176-177, 2009, pp. 4-7 ; Gisèle Sapiro, «Modèles d’intervention politique des intellectuels. Le cas français», op.  cit., pp. 8-31.
38 Pierre Bourdieu, «Le capital social. Notes provisoires» (Actes de la recherche en sciences sociales, n° 31, 1980, pp. 2-3), reproduit dans Antoine Bevort et Michel Lallement (dir.), Le Capital social. Performance, équité et réciprocité, La Découverte/MAUSS, 2006, pp. 31-34: «des échanges inséparablement matériels et symboliques dont l’instauration et la perpétuation supposent la re-connaissance de cette proximité» et «travail de reconnaissance, série continue d’échanges où s’affirme et se réaffirme sans cesse la reconnaissance».
39 Né en 1946, diplômé des études de langues étrangères à l’Université de Bucarest, Thomas Kleininger s’est fait connaître avant 1989 comme traducteur de l’allemand (avec Gabriel Liiceanu) et membre du cercle constitué autour du philosophe Constantin Noica. Après 1989, il est éditeur mais aussi un des responsables des instituts politiques (constitués par des partis politiques roumains après 1989 qui revendiquent une identité «de droite»), de l’Institut d’études libérales et par la suite de l’Institut d’études populaires.
40 Conférence tenue à l’Institut français de Bucarest au 19 juin 2008 dans le cadre du «groupe Tocqueville», constitué à l’initiative d’Henri Paul, ambassadeur de la France en Roumanie. Ce groupe se pose de «fédérer les anciens diplômés des grandes écoles, intellectuels français et roumains […] pour se rejoindre dans un cadre convivial afin de discuter…». Voir aussi en ce qui concerne le mécénat culturel et la politique culturelle en France Concernant le mécénat culturel en France voir l’entretien avec Henri Paul (ambassadeur de la France en Roumanie), «Le français n’est pas seulement la langue de Rousseau, c’est aussi la langue de Renault», 22, «Supplément» dédié à la présidence française de l’Union européenne, n° 957, juillet 2008.
41 22, n° 80, 1991, pp. 8-9.
42 Ils sont le plus souvent mentionnés dans les entretiens quand nos interlocuteurs parlent de l’exil.
43 Monica Lovinescu, Jurnal 1990-1993, op. cit., p. 30.
44 Monica Lovinescu, Jurnal 1990-1993, op. cit., pp. 24-25. L’ouvrage de Jules Monnerot ne sera pas publié par Humanitas.
45 Gisèle Sapiro et Johan Heilbron, «La traduction comme vecteur des échanges internationaux», in Gisèle Sapiro (dir.), Translatio. Le marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation, Paris, CNRS Éditions, 2008, pp. 25-44.
46 Gabriel Liiceanu et Thomas Kleininger, «Un proiect cultural cu dividende» [Un projet culturel avec des dividendes], Dilema [Le Dilemme], n° 43, 1993, p. 6.
47 Les critiques qu’il s’attire par cet investissement le conduisent à prétendre représenter le «juste milieu». Comme partie de sa stratégie de justification, pour se défendre contre ces critiques, il rend public le catalogue Humanitas. Voir infra au sujet des matériaux utilisés lorsque nous traitons des traductions de la maison Humanitas.
48 Aleksandra Gruzinska, «E. M. Cioran and Constantin Noica: An Epistolary Dialogue between Two Romanian Writers in the Cold War Years», Connections. European Studies Annual Review, vol. 2, 2006, pp. 40-46.
49 Dilema, n° 43, novembre 1993, p. 6.
50 Malgré le fait que Liiceanu s’est présenté aux premières élections postcommunistes (du 20 mai 1990) comme candidat au Parlement à côté d’autres intellectuels (du GDS) et des journalistes (22, 18, 1990), sur une des trois listes «des indépendants», ses engagements ultérieurs renvoient à la posture de l’«intellectuel universaliste» (lettres ouvertes, discours tenus à la tribune que lui offre le GDS, 22, etc.). Voir Gisèle Sapiro, «Modèles d’intervention politique des intellectuels», Actes de la recherche en sciences sociales, op. cit.
51 Alain Finkielkraut, Andrei Plesu et Gabriel Liiceanu, «Entre vérité et efficacité», 22, n° 67, mai 1991.
52 «Un projet culturel avec dividendes», Dilema, n° 43, novembre 1993, p. 6.
53 «Gabriel Liiceanu en dialogue avec Eugène Ionescu», 22, n° 87, 1991.
54 Dans Romania literara, n° 18, mai 1996 paraît un article signé par Gabriel Dimisianu, cet article est mentionné par Dan Petrescu dans un ouvrage qui comprend des lettres adressées à son ami Liviu Antonesei. L’auteur de l’article se déclare «contre le monopole établi sur les classiques» par le directeur de Humanitas et «d’autres éditeurs (peu nombreux) qui disposent de la force financière». En effet, l’auteur de cet article propose que les droits d’auteur pour ces titres soient gérer par l’Union des écrivains, idée critiquée par Dan Petrescu qui mentionne le Fonds littéraire qui avant 1989 avait fourni à ses «clients» de l’argent pour compléter leurs revenus. Voir Dan Petrescu, Scrisori catre Liviu (1994-2004), Ed. Liternet.ro, 2005, pp. 35-36 et 37.
55 Gabriel Liiceanu, «En tant que préface: Ce que signifie être européen dans l’Est de l’après-guerre», Jurnalul de la Păltiniş [1983], Bucarest, Humanitas, 1ère édition, 1991, p.12.
56 Gabriel Liiceanu parle de Humanitas comme d’une «maison de sciences humaines».
57 Entretien avec Sorin Vieru (le 16 juillet 2008).
58 François Bluche dans la coll. «Traités/Références» et Nina Berberova (littérature).
59 Son article de début portait sur E. A. Poe.
60 Les volumes paraissent chez les Éditions scientifiques respectivement en 1974, 1976, 1978, 1983, 1986, 1989 et 1993. L’édition inclut deux dialogues traduits précédemment (L’Apologie de Socrate et Gorgias), portant la signature de Cezar Papacostea (Dialoguri, Bucarest, Éditions pour la littérature universelle, 1968) et révisée pour cette édition par Constantin Noica.
61 Nous avons retenu pour la discussion les noms de ceux qui sont déjà vers la moitié des années 2005 des auteurs (un ouvrage au moins).
62 L’enquête orale et le traitement des informations que nous fournit le PAP ont été réalisés grâce à notre participation à une enquête collective menée principalement au Centre de sociologie européenne, réalisée avec le concours du ministère de la Recherche dans le cadre d’une Action concertée incitative, programme «Terrains, techniques, théorie», et a donné lieu à la publication de la première analyse sociologique du marché mondial de la traduction: Gisèle Sapiro, Translatio. Le marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation, Paris, CNRS Éditions, 2008.
63 Monica Lovinescu, Jurnal 1990-1993, op. cit., p. 372: «Encore une fois je mesure la différence incommensurable entre Humanitas et les autres maisons d’édition et entre les librairies. Et dans la maison et dans les librairies de Humanitas, Gabriel [Liiceanu] a introduit un espace d’élégance occidentale, par contraste avec le balkanisme environnant et avec la poussière du socialisme qui ne se laisse pas faire sortir de la scène […] Dès que tu quittais les couloirs de luxe de Humanitas, l’immeuble [la Maison de la presse libre, l’ancienne Maison de l’Étincelle] semblait ce qu’il était de fait: socialisto-sinistre. Sinistres sont aussi les deux petites chambres des Editions Minerva […] Un autre univers. Et on s’étonne quand les autres éditeurs sont envieux et haïssent Liiceanu car n’ayant pas le courage de se privatiser ni son goût ni sa qualité intellectuelle?» (Ces notes sont prises à l’occasion de son voyage en Roumanie en octobre 1993).
64 La collection est créée et dirigée par Cristian Preda,
65 Alexis de Tocqueville recevra une seconde édition en vue de reprendre sa traduction. Dans l’entretien avec Cristian Preda (Bucarest, 15 février 2008): «Mais Rosanvallon et… c’est lui, Antohi, qui les a amené ici, certains d’eux quand je n’étais pas ici… Furet pour un grand colloque Tocqueville et ceci a coïncidé avec le moment de la traduction de Tocqueville, traduction qui a été improvisée… […] c’est lui [Sorin Antohi] qui a dit: ceux-ci doivent être traduits! Et pour dire ainsi, c’est grâce à lui que j’ai découvert Manent… je suis allé à Manent au Collège de France et j’ai bâti mon chemin à moi en philo politique».
66 Sorin Antohi ; Bogdan Ghiu ; Aurelian Crăiuţu ; Cristian Preda.
67 Monica Lovinescu, Jurnal 1990-1993, op. cit., p. 198. 
68 Dilema, n° 17, 1993, p. 6.
69 Le PAP présente vingt-deux titres cédés aux Éditions Humanitas jusqu’en 2004.
70 Des intellectuels aujourd’hui notoires et des traducteurs et pour Humanitas n’ont pas eu connaissance  de ce programme, auquel vont recourir par contre beaucoup plus souvent de petits éditeurs des années 1990.
71 Parmi des membres fondateurs du GDS on retrouve des anciens détenus politiques, entre la seconde moitié des années 1950 et la première moitié des années 1960 (Ştefan-Augustin Doinaş et Alexandru Paleologu), un dissident et ancien détenu politique des années 1980 (Radu Filipescu) mais aussi des opposants (Doina Cornea et Gabriel Andreescu).
72 Voir Albert O. Hirschman, Défection et prise de parole. Théorie et applications [1970], 2e édition, Paris, Fayard. Voir aussi «Vertus et limites de la prise de parole en public. Entretien avec Albert Hirschman», Politix, vol. 8, n° 31, 1995, pp. 20-29.
73 Pierre Bourdieu, «Le fonctionnement du champ intellectuel», Regards sociologiques, 17/18, «Le champ littéraire», 1999, p. 15.
74 Ibid., p. 16.
75 Ibid., p. 9.
76 Entretien consultatif du 23 mai 2010.
77 Fait mentionné par un des directeurs de collection de Humanitas (entretien avec Cristian Preda, le 15 février 2008).
78 Sorin Antohi, «Post-scriptum», Utopica. Studii asupra imaginarului social [Études sur l’imaginaire social], Cluj, Idea Design & Print, «Panopticum», 2005, p. 231.
79 La seule étude consacrée après 1989 aux éditeurs roumains traite des Éditions Polirom: Marie Jeanrenaud, Universaliile traducerii. Studii de traductologie [Notions générales de la traduction. Études sur la traduction], préface de Gelu Ionescu, Iaşi, Polirom, «Collegium», 2006 («La traduction comme jeu d’accumulation et de redistribution du capital symbolique», pp. 179-220).
80 Les positions occupées dans le champ éditorial par les deux principaux concurrents de Humanitas, apparus à deux moments différents, respectivement milieu et fin des années 1990, et leurs stratégies éditoriales en disent beaucoup sur l’évolution du champ éditorial où la logique commerciale est dominante (plus de livres pratiques ou production de popularisation) et des rapports de force alors au sein du champ intellectuel (que révèlent leurs publications et les collections, les directeurs de collection).

 

CAMELIA RUNCEANU este doctorandă a École des Hautes Études en Sciences Sociales (Centre de Sociologie Européenne), cercetătoare în cadrul Institutului de Investigare a Crimelor Comunismului și Memoria Exilului Românesc și traducătoare. Conduce seminare de „Filosofia științelor sociale“ și de „Filosofie politică“ în cadrul Facultății de Științe Politice a Universității Creștine „Dimitrie Cantemir“ (București).


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